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Dans ce blog, je publie régulièrement des textes sur des sujets d'actualité. J'en reprends certains en anglais.

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Tribune publiée par Le Monde (papier et web), le 29 août 2025



En juin 2024 Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale et appelé les citoyens à « clarifier » la situation politique du pays. Ce fut un échec, car la nouvelle chambre était encore plus fragmentée que la précédente. Depuis, le pays se heurte à l’existence de trois forces politiques (gauche, centre et droite, extrême-droite) dont aucune n’a la majorité et qui refusent de coopérer entre elles. Aujourd’hui, de nombreux responsables politiques et de commentateurs estiment que si le gouvernement Bayrou tombe le 8 septembre, il faudra dissoudre à nouveau pour opérer la « clarification » nécessaire.

 

Pourtant, il n’y aucune raison pour que les citoyens donnent une majorité à l’un des trois camps, car ils ne délibèrent pas pour se mettre d’accord. Les membres d’une assemblée ou les leaders des partis peuvent clarifier une situation politique en négociant un compromis, mais les citoyens n’ont aucun moyen de définir une stratégie collective en vue d’une élection. On peut les forcer à faire des choix, comme pour l’élection présidentielle : il n’y a qu’un poste à pourvoir, et on limite même le nombre de candidats à deux au second tour, afin que le vainqueur ait une majorité absolue. Il en va de même lors d’un référendum : on oblige les citoyens à se prononcer pour ou contre une mesure, de sorte qu’une majorité s’exprime. On peut également donner à la liste arrivée en tête d’une élection une « prime majoritaire », pour qu’elle ait les moyens de gouverner, comme on le fait pour les municipales et les régionales.

 

En revanche, il est improbable qu’une majorité émerge aux législatives dans le contexte politique actuel et avec le mode de scrutin en vigueur. Dans une élection, il n’y a jamais d’épiphanie, de moment de grâce où des électeurs très divisés décident que, tout bien considéré au terme de la campagne, tel parti mérite une large majorité. Quand il existe deux forces politiques principales, comme ce fut longtemps le cas en France, la majorité peut basculer au terme de la campagne électorale, mais c’est inenvisageable lorsque le paysage politique est plus fragmenté. En Espagne, en Grèce, en Italie et en Bulgarie, les citoyens sont souvent appelés aux urnes de manière répétée quand il est impossible de former un gouvernement. Mais ces scrutins n’opèrent jamais de clarification radicale : au mieux, ils poussent les partis à se montrer plus conciliants dans la conduite des négociations pour surmonter la crise.

 

Si le gouvernement chute, Emmanuel Macron sera tenté de dissoudre à nouveau et d’adopter le narratif de François Bayrou : celui d’un centre et d’une droite désireux d’éviter la faillite au pays, aux prises avec une gauche et une extrême-droite insensibles à cet enjeu, et d’un appel aux électeurs à clarifier la situation. Mais on voit mal les citoyens considérer que seul le camp présidentiel se soucie des finances de la France, et lui donner en conséquence une majorité. Pour sortir de la crise, certains exigent une démission du Président, avec l’idée que son successeur obtiendrait une majorité à l’Assemblée. En 2002, les tenants de l’inversion du calendrier électoral considéraient en effet que les résultats des présidentielles seraient mécaniquement confirmés lors des législatives, en raison de la dynamique politique. Mais rien n’est moins sûr, comme on a pu le constater en 2022, et aucun candidat à l’Élysée ne semble aujourd’hui capable de susciter l’élan nécessaire.

 

La solution est le passage à la proportionnelle. En effet, si les citoyens sont incapables de faire émerger spontanément une majorité, les partis peuvent en négocier les termes. Pour l’heure, le scrutin uninominal les pousse à forger des alliances avant les élections, afin de limiter le nombre de candidats ; mais une fois le scrutin passé, ils en sont prisonniers et ne peuvent négocier avec les autres camps. Avec la proportionnelle, chaque parti pourra concourir sous ses propres couleurs – comme c’est déjà le cas pour les élections européennes. Les négociations s’ouvriront au soir du scrutin pour déterminer quelles formations seront susceptibles de s’entendre pour gouverner. On constate en Belgique, en Allemagne ou au Danemark que ces tractations sont souvent complexes, mais la dramatisation des enjeux et la volonté d’accéder au pouvoir permettent aux négociateurs de s’entendre.

 

Une dissolution, sans évolution du mode de scrutin, aboutirait à répliquer les grands équilibres actuels de l’Assemblée. Les citoyens seraient fondés à penser que les élections ne servent à rien, que les institutions et les partis sont incapables de les représenter, et que le pays est structurellement ingouvernable. Il est grand temps d’abandonner la pensée magique de la « clarification » dans les urnes pour opérer la réforme électorale qui permettra aux partis de négocier pour gouverner.


Olivier Costa

Dernière mise à jour : 29 sept.


Since the announcement of the transatlantic deal on trade issues, comments have been flying thick and fast. Ursula von der Leyen has been accused of giving in to all of Donald Trump's demands in order to put an end - albeit a hypothetical one - to the uncertainty undermining the European economy. Trump triumphs and the Commission tries to justify its weakness. But is this deal really as disastrous as commenters say?

 

Ever since Donald Trump returned to the White House in January, Europeans have been anxious about the tariffs he intends to impose on European imports. He has issued several ultimatums, with various rates and deadlines, and has reversed course on several occasions. With just a few days to go before the deadline, the President of the Commission travelled to Scotland, where the American Head of State was staying, and negotiated an agreement between two presidential golf courses.

 

An objectively unbalanced agreement

 

Clearly, the agreement is very unfavourable to Europeans. Their exports will be hit by customs duties of 15% (and much more for products such as steel and aluminium), without any taxes being applied in return to US products. Ursula von der Leyen has also committed herself to an ambitious plan for investment in the United States, and for the purchase of energy and weapons. Eurosceptics – usually quick to support Trump and denounce the EU's claim to act on behalf of the 27 - are stigmatising the weakness and illegitimacy of the Commission President. Federalists are disappointed by her lack of audacity and her inability to overcome the eternal divisions and procrastination of Europe's leaders. Editorialists lament the image that this agreement gives of the Union, both internationally and at home: how can the Union be respected if it panders to the whims of Donald Trump and betrays the interests of its citizens in order to protect those of industrialists?

 


A clear admission of weakness

 

Since Donald Trump's first threats, however, the EU has been preparing its weapons, announcing possible retaliatory measures. The European institutions have discussed at length the possibility of imposing heavy taxes on certain American imports. They have also examined the use of the "anti-coercion" instrument that the EU recently adopted, which can, for example, block access to public procurement for companies from an unfriendly third country. More broadly, the tensions with Donald Trump served as a test case for the many statements made in recent years on the subject of a "geopolitical", "powerful" or "sovereign" Europe, its "strategic autonomy", its re-industrialisation, its return to realism in international relations, or its assertion of its place among the other major blocs. In the end, none of this materialised: the Commission negotiated an agreement that it pitifully defends by saying that it could have been worse and that, all things considered, it was the best thing to do.

 

Did the President really have a choice?

 

Many commentators believe that this disastrous agreement is the fault of the President of the Commission. She has a reputation - no doubt justified - for being a staunch Atlanticist. She is also criticised for taking orders from her political family (the EPP), and especially from the CDU, its German branch, which is more concerned with clarifying the rules of the game to which exporting companies are subject than with asserting the power of the Union or condemning the attitude of the American President. Generally speaking, Ursula von der Leyen has made little impression in terms of her ability to negotiate with Donald Trump. Experts such as Thierry Breton, former European Commissioner (2019-2024), and Jean-Luc Demarty, former Director General for External Trade at the Commission (2011-2019), have repeatedly questioned the very existence of the President's strategy.

 

However, given the attitude of the American President, the divisions between the Member States, the duplicity of certain European national leaders and the socio-economic and geopolitical stakes of the negotiations, it is hard to see how von der Leyen could have opted for open conflict. In the space of six months, Donald Trump has overturned all the principles and codes of international negotiations, leaving his partners - in Europe and the rest of the world - bewildered and perplexed. He shows little concern for the consequences of his decisions, and seems ready to escalate sanctions endlessly if his political interests so require. The heads of the European institutions and the leaders of the Member States are far more concerned about respecting alliances and treaties, and the impact of a possible conflict on economic growth and unemployment. Negotiations are fundamentally asymmetrical, because Donald Trump is not accessible to arguments of law and reason, and is clearly afraid of nothing.

 

A freewheeling President?

 

Contrary to what has been said here and there, the President of the Commission has not acted alone or without a mandate, and has not exempted herself from accountability. In trade matters, the Commission has a mandate from the Council of the Union; the representatives of the 27 define the broad lines of its action, the Commission negotiates on their behalf and regularly informs them of its progress. The President also acts on behalf of the College of 27 Commissioners, and does not have a free hand, given the principle of collegiality that governs the institution. Finally, she has to reckon with the opinion of the European Parliament, which, like the Council, must approve the trade agreements she signs, and can disavow her action at any time, including through a motion of censure.

 

Easy criticism

 

The commentators (national politicians, MEPs, business leaders, trade unionists, editorialists, academics, experts, etc.) who almost unanimously condemn the agreement are very convincing in their arguments, but they do not explain what they would have done in Mrs von der Leyen's place. They take care to detail the harmful consequences of the agreement, but do not mention those - economic but also geopolitical - of an absence of agreement, which they recommend, most often implicitly. At the last NATO summit, Donald Trump made no secret of his desire to link trade and security: no military support without a trade agreement. But can the European Union provide support for Ukraine on its own? Can it cope with a Russian offensive against one of its Member States without the support of the United States? From a socio-economic point of view, what would have been the consequences of customs duties of 30%, or more, on all European products exported to the United States? It would obviously be desirable for the Union not to submit to the will of a tyrant, but at what price? We have read and heard very few comments on this subject. And it is not certain that the critics of the agreement would have congratulated Mrs von der Leyen if she had told Donald Trump that the European Union refused to give in to his injunctions and threats.

 

A powerful Union, yes, but how?

 

Today, one no longer needs to be a fervent European federalist to call for a more united, more ambitious and stronger Europe, in an international context where relations between the blocs are becoming more strained, and where the logic of multilateralism, respect for what has been signed and loyal cooperation between nations is in sharp decline. Opinion polls clearly show that citizens want the Union to close ranks and take greater responsibility for security and defence. Negotiations with Donald Trump could have been an opportunity to assert Europeans' desire to take charge of their own destiny and proudly assert their values and their vision of the way the world should go. But how can the EU embark on such an adventure when, around the European Council table, there are several political leaders openly pledged to President Trump, others who are panicking at the idea of losing the American nuclear umbrella, and still others who are obsessed with the need to sell their manufactured products?

 

Affirming Europe's independence and sovereignty is a long and complex process that cannot be based exclusively on words and symbolic decisions. Conversely, the agreement negotiated by Ursula von der Leyen in Scotland is not the sign of a renunciation of any ambition for power on the part of the Union: it is merely an unfortunate episode in a wider process. Above all, there are two reasons to remain optimistic: the agreement is not legally binding, and many of the European promises are not binding on anyone.


A non-binding political agreement

 

Mrs von der Leyen and Mr Trump reached an agreement and exchanged a handshake, but they did not sign anything. Their agreement is similar to that between the United States and the United Kingdom: it is not based on a treaty, but on a reciprocal commitment to take unilateral decisions. The EU-US agreement could take the form of a treaty, but in that case it would have to be negotiated in detail, with a precise mandate from the Council. It would also have to be ratified by the Council by a qualified majority, and approved by a simple majority by the European Parliament. If the agreement were to take the form of a more ambitious treaty (such as the CETA with Canada or the EU-Mercosur Treaty), incorporating elements belonging to the competence of the Member States, it would then be a so-called "mixed" treaty, requiring a unanimous vote in the Council, the approval of the European Parliament, and ratification by all 27 national parliaments. This would be the case if, for example, the text included elements relating to the purchase of American military equipment. However, this is unlikely, as the risk of failure would be too great. For the time being, therefore, this is simply a political agreement. Many critics have noted this, believing that it will not prevent Donald Trump from revising his position whenever he wishes.

 

Promises are only binding on those who believe them...

 

The agreement is also based on numerous verbal promises made by Ursula von der Leyen: purchase of more energy, military equipment, investment in the United States, etc. On all these issues, she had neither the mandate nor the legal capacity to commit herself. In fact, the energy policies of the Member States remain very much their responsibility, and are largely based on the choices of private operators. Similarly, Member States are free to buy their military equipment wherever they wish, and we have seen recently that the strategies of the 27 in this area are very different. Nor can the Commission and the Member States force European investors to favour the United States. The trade agreement negotiated in Scotland is reminiscent of the one concluded last month at the NATO summit: the European states have undertaken to substantially increase their military investment, but this is not legally binding. The national leaders concerned know that Donald Trump will no longer be in power in a few years' time, and they will no doubt be very inventive in labelling all kinds of expenditure with no real link to defence as "NATO".

 

A good calculation in the medium term?

 

In a sea of sceptical, sarcastic and defeatist comments, there are two reasons to hope that this agreement turns out to be less bad than it seems.

 

Firstly, as we have seen, some of the promises made by Ursula von der Leyen are only binding on those who believe them. Clearly, Donald Trump likes victories and symbols of his greatness, intends to boast massive successes to his electorate, and cares little about the details. The promises that fall within the remit of the Member States and economic operators are no more than fine words designed to flatter the American President's ego and appease his wrath.

Secondly, this agreement demonstrates the need for the 27 to close ranks and gives them time to do so. These baroque negotiations are definitive proof that the Union can no longer rely on the United States - at least not as long as D. Trump or J.D. Vance are in the White House. American and European interests and conceptions no longer coincide, and the US President has made no secret of his deep detestation of the project and values of the Union. We must take note of this. The institutions of the Union and the Member States should therefore deploy medium- and long-term strategies to limit their dependence on the United States - whether in terms of trade, energy or security. As several European leaders have already indicated, the Union could take advantage of this turning point in international relations to take the lead in a coalition of States wishing to preserve and promote the principles of multilateralism - in contrast to the conceptions that now dominate in Washington and Moscow. The EU-US agreement can therefore be seen as a respite for Europeans, but only if they take advantage of it to get into fighting order.

 

Olivier Costa



Depuis l’annonce de l’accord transatlantique sur les questions commerciales, les commentaires vont bon train. Ursula von der Leyen est accusée d’avoir cédé à toutes les exigences de Donald Trump afin de mettre un terme – bien hypothétique – à l’incertitude qui mine les acteurs de l’économie européenne. Trump triomphe et la Commission tente de justifier sa faiblesse. Mais cet accord est-il vraiment aussi désastreux qu’on le dit ?

 

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, en janvier dernier, les Européens s’angoissent au rythme de ses déclarations sur les droits de douane qu’il entend appliquer aux importations européennes. Il a lancé plusieurs ultimatums, assortis de divers taux et dates limites, et a fait machine-arrière à plusieurs reprises. A quelques jours de la date butoir, la Présidente de la Commission s’est rendue en Ecosse, où séjournait le Chef d’État américain, et a négocié un accord entre deux parties de golf présidentielles.

 

Un accord objectivement déséquilibré

 

De toute évidence, l’accord est très défavorable aux Européens. Leurs exportations seront frappées de droits de douane de 15% (et bien plus pour des produits comme l’acier et l’aluminium), sans que des taxes ne s’appliquent en retour aux produits américains. En outre, Ursula von der Leyen s’est engagée sur un ambitieux plan d’investissements aux Etats-Unis, et d’achat d’énergie et d’armes. Les Eurosceptiques – pourtant prompts à soutenir Trump et à dénoncer la prétention de l’Union à agir au nom des 27 – stigmatisent la faiblesse et l’illégitimité de la Présidente de la Commission. Les fédéralistes sont déçus par son manque d’audace et par son incapacité à surmonter les éternelles divisions et atermoiement des leaders européens. Les éditorialistes se désolent de l’image que cet accord donne de l’Union, à l’échelle internationale comme à l’échelle domestique : en effet, comment faire respecter l’Union si elle se plie aux lubies de Donald Trump et si elle trahit les intérêts de ses citoyens pour ménager ceux des industriels ? 


Un évident aveu de faiblesse

 

Depuis les premières menaces de Donald Trump, l’Union fourbit pourtant ses armes, et annonce de possibles mesures de rétorsion. Les institutions européennes ont longuement discuté de la possibilité de taxer fortement certaines importations américaines. Elles ont aussi abondamment évoqué le recours à l’instrument « anti-coercition » dont l’Union s’est récemment dotée, et qui permet, par exemple, de bloquer l’accès des entreprises d’un État tiers inamical aux marchés publics. Les tensions avec Donald Trump avaient, plus largement, valeur de test pour les nombreuses déclarations faites ces dernières années au sujet de l’Europe « géopolitique », « puissance » ou « souveraine », de son « autonomie stratégique », de sa réindustrialisation, de son retour au réalisme dans les relations internationales, ou encore de l’affirmation de sa place entre les autres grands blocs. Finalement, rien de tout cela ne s’est concrétisé : la Commission a négocié un accord qu’elle défend piteusement en indiquant que cela aurait pu être pire et que, tout bien considéré, c’était la meilleure chose à faire.

 

La Présidente avait-elle réellement le choix ?

 

De nombreux commentateurs estiment que cet accord désastreux est imputable à la Présidente de la Commission. Elle a en effet la réputation – sans doute justifiée – d’être une atlantiste forcenée. On lui reproche aussi d’être aux ordres de sa famille politique (le PPE), et tout particulièrement de la CDU, sa branche allemande, qui se soucie plus de clarifier les règles du jeu auxquelles sont soumises les entreprises exportatrices que d’affirmer la puissance de l’Union ou de réprouver l’attitude du Président américain. D’une manière générale, Ursula von der Leyen n’a guère impressionné par sa capacité à négocier avec Donald Trump. Des experts comme Thierry Breton, ancien commissaire européen (2019-2024), et Jean-Luc Demarty, ancien Directeur général du Commerce extérieur à la Commission (2011-2019), ont multiplié les interventions pour mettre en doute l’existence même d’une stratégie de la Présidente.

 

Toutefois, compte tenu de l’attitude du Président américain, des divisions entre les États-membres, de la duplicité de certains leaders nationaux européens et des enjeux socio-économiques et géopolitiques de la négociation, on voit mal comment la Présidente aurait pu opter pour un conflit ouvert. En l’espace d’un semestre, Donald Trump a bouleversé tous les principes et codes des négociations internationales, laissant ses partenaires – en Europe comme dans le reste du monde – hagards et perplexes. Il est peu soucieux des conséquences de ses décisions, et semble prêt à une escalade sans fin des sanctions si ses intérêts politiques l’exigent. Les responsables des institutions européennes et les leaders des États membres se soucient bien davantage du respect des alliances et des traités, et de l’impact d’un éventuel conflit sur la croissance économique et le chômage. La négociation est fondamentalement asymétrique, car Donald Trump n’est pas accessible aux arguments de droit et de raison, et n’a visiblement peur de rien.

 

Une Présidente en roue libre ?

 

Contrairement à ce que l’on a beaucoup entendu ici et là, la Présidente de la Commission n’a pas agi seule ou sans mandat, et ne s’est pas dispensée de rendre des comptes. En matière commerciale, la Commission jouit d’un mandat du Conseil de l’Union ; les représentants des 27 définissent les grandes lignes de son action, la Commission négocie en leur nom et elle les informe régulièrement de ses progrès. La Présidente agit aussi au nom du collège des 27 commissaires, et n’a pas les mains libres, compte-tenu du principe de collégialité qui gouverne l’institution. Enfin, elle doit compter avec l’avis du Parlement européen qui, comme le Conseil, doit approuver les accords commerciaux qu’elle signe, et peut à tout moment désavouer son action, y compris par une motion de censure.

 

Des critiques convenues

 

Les commentateurs (responsables politiques nationaux, députés européens, grands-patrons, syndicalistes, éditorialistes, universitaires, experts…) qui condamnent presque unanimement l’accord sont très convaincants dans leurs argumentations, mais ils n’expliquent pas ce qu’ils auraient fait à la place de Mme von der Leyen. Ils prennent le soin de détailler les conséquences néfastes de l’accord, mais n’évoquent pas celles – économiques mais aussi géopolitiques – de la rupture qu’ils recommandent, le plus souvent implicitement. En effet, Donald Trump n'a pas fait mystère, lors du dernier sommet de l’OTAN, de sa volonté de lier commerce et sécurité : pas de soutien militaire sans accord commercial. Mais l’Union européenne peut-elle assurer, seule, le soutien à l’Ukraine ? Peut-elle se prémunir d’une offensive russe contre l’un de ses États membres sans l’appui des Etats-Unis ? D’un point de vue socio-économique, quelles auraient été les conséquences de taxes douanières de 30%, ou plus, sur l’ensemble des produits européens exportés aux Etats-Unis ? Il serait évidemment souhaitable que l’Union ne se soumette pas à la volonté d’un tyran, mais à quel prix ? On a lu et entendu peu de commentaires à ce sujet. Et il n’est pas sûr que les contempteurs de l’accord auraient félicité Mme von der Leyen si elle avait indiqué à Donald Trump que l’Union européenne refusait de céder à ses injonctions et à ses menaces.

 

L’Union puissance, certes, mais comment ?

 

Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’être un fieffé fédéraliste européen pour appeler de ses vœux une Europe plus unie, plus ambitieuse et plus forte, dans un contexte international où les relations entre les blocs se tendent, et ou la logique du multilatéralisme, du respect de la chose signée et de la coopération loyale entre les nations est en net déclin. Les sondages d’opinion montrent clairement que les citoyens entendent que l’Union serre les rangs et prenne plus de responsabilités en matière de sécurité et de défense. Les négociations avec Donald Trump auraient pu être l’occasion d’affirmer la volonté des Européens de prendre en charge leur destin et d’affirmer fièrement leurs valeurs et leurs conceptions de la marche du monde, mais l’intendance aurait-elle suivi ? Comment se lancer dans une telle aventure lorsque, autour de la table du Conseil européen, il se trouve plusieurs responsables politiques ouvertement inféodés au Président Trump, d’autres qui paniquent à l’idée de perdre le parapluie nucléaire américain, et d’autres encore qui sont obsédés par la nécessité d’écouler leurs produits manufacturés ?


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Affirmer l’indépendance et la souveraineté de l’Europe est un processus long et complexe qui ne peut reposer exclusivement sur des mots et des décisions symboliques. Inversement, l’accord négocié par Ursula von der Leyen en Ecosse n’est pas non plus la marque d’un renoncement à toute ambition de puissance pour l’Union : ce n’est qu’une péripétie malheureuse dans un processus plus vaste. Surtout, deux raisons appellent à nuancer les critiques dont il a fait l’objet : l’accord n’est pas juridiquement contraignant et bien des promesses européennes n’engagent personne.

 

Un accord politique non contraignant

 

Mme von der Leyen et M. Trump se sont entendus et ont échangé une poignée de main, mais ils n’ont rien signé. Leur accord est du même ordre que celui noué entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni : il ne repose pas sur un traité, mais sur l’engagement réciproque à prendre des décisions unilatérales. L’accord UE–Etats-Unis pourrait prendre la forme d’un traité, mais dans ce cas, il devrait être négocié en détail, avec un mandat précis du Conseil. Il devrait aussi être ratifié par celui-ci à la majorité qualifiée, et approuvé à la majorité simple par le Parlement européen. Si l’accord prenait la forme d’un traité plus ambitieux (comme le CETA avec le Canada ou le traité UE-Mercosur), intégrant des éléments qui relèvent des compétences des États, il s’agirait alors d’un traité dit « mixte », qui réclamerait un vote à l’unanimité du Conseil, l’approbation du Parlement européen, et la ratification par les 27 parlements nationaux. Ce serait le cas si, par exemple, le texte comportait des éléments relatifs à l’achat de matériel militaire américain. Cette hypothèse est toutefois peu probable, car le risque d’échec serait trop grand. Pour l’heure, il s’agit donc un simple accord politique. Les plus critiques l’ont d’ailleurs bien noté, estimant qu’il n’empêchera pas Donald Trump de réviser sa position quand il le voudra.

 

Des promesses qui n’engagent que celui qui y croit…

 

L’accord repose aussi sur de nombreuses promesses verbales d’Ursula von der Leyen : achat de davantage d’énergie, d’équipements militaires, investissements aux Etats-Unis… Sur toutes ces questions, elle n’avait ni mandat, ni capacité juridique à s’engager. En effet, la politique énergétique des États membres reste très largement de leur ressort, et repose en grande partie sur les choix d’opérateurs privés. De même, les États sont libres d’acheter leur matériel militaire où ils veulent, et on a pu voir récemment que les stratégies des 27 en la matière sont très contrastées. La Commission et les États ne peuvent pas non plus contraindre les investisseurs européens à privilégier les Etats-Unis. L’accord commercial négocié en Ecosse rappelle celui conclu le mois dernier lors du sommet de l’OTAN : les États européens se sont engagés à accroître substantiellement leurs investissements militaires, mais cela n’est pas juridiquement contraignant. Les responsables nationaux concernés savent que Donald Trump ne sera plus au pouvoir d’ici quelques années, et ils seront sans doute très inventifs pour labelliser « OTAN » toutes sortes de dépenses sans rapport réel avec la défense.

 

Un bon calcul à moyen terme ?

 

Dans un océan de commentaires sceptiques, sarcastiques ou défaitistes, il y a donc deux raisons d’espérer que cet accord se révèle moins mauvais qu’il n’y paraît.


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En premier lieu, on l’a vu, une partie des promesses faites par Ursula von der Leyen n’engagent que celui qui y a cru. De toute évidence, Donald Trump aime les victoires et les symboles de sa grandeur, entend se prévaloir de grands succès auprès de son électorat, et se soucie assez peu des détails. Les promesses qui relèvent de la compétence des États membres et des opérateurs économiques ne sont que de belles paroles destinées à flatter l’égo du Président américain et à calmer son courroux.

En second lieu, cet accord démontre la nécessité pour les 27 de serrer les rangs et leur donne du temps pour le faire. Ces négociations baroques prouvent définitivement que l’Union ne peut plus compter sur les Etats-Unis – du moins tant que D. Trump ou J.D. Vance sera à la Maison Blanche. Les intérêts et conceptions des Américains et des Européens ne coïncident plus, et le Président américain ne cache pas sa profonde détestation du projet et des valeurs que porte l’Union. Il faut en prendre acte. Les institutions de l’Union et les États membres doivent donc déployer des stratégies à moyen et long terme pour limiter leur dépendance vis-à-vis des Etats-Unis – qu’il s’agisse de commerce, d’énergie ou de sécurité. Comme plusieurs responsables européens l’ont déjà indiqué, l’Union pourrait profiter de ce tournant dans les relations internationales pour prendre la tête d’une coalition d’États désireux de préserver et promouvoir les principes du multilatéralisme – à rebours des conceptions qui dominent désormais à Washington et à Moscou. L’accord Union–Etats-Unis peut donc être compris comme un répit pour les Européens, mais seulement s’ils en profitent pour se mettre en ordre de bataille.

 

Olivier Costa

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