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Dernière mise à jour : 8 déc. 2024



La dissolution de l’Assemblée nationale a accouché d’une fragmentation accrue de l’hémicycle, qui n’a laissé aucune chance au gouvernement Barnier. Il a été renversé le 4 décembre à une large majorité (331 voix, pour 288 nécessaires), au terme d’une alliance de circonstance entre le NFP et le RN. Trois mois après sa nomination, Michel Barnier s’en va, sans avoir pu faire adopter les lois de finance dont le pays a urgemment besoin. Emmanuel Macron a pris la parole à la télévision, le lendemain de la censure, pour annoncer avec pompe sa décision de nommer un Premier ministre de consensus. Reste à trouver cette perle rare. De cette séquence confuse, on peut tirer trois enseignements, malheureusement inquiétants.

 

 

1.     Les ambitions des présidentiables sont un poison pour la démocratie

 

Comme on a déjà eu l’occasion de le souligner, la vie politique française est malade, depuis longtemps déjà, des ambitions présidentielles des leaders des partis. Elles ont toujours pollué le fonctionnement des institutions du pays, en induisant une polarisation artificielle des camps et en faisant primer les enjeux personnels sur les enjeux politiques. Alors qu’un social-démocrate et un centriste sont idéologiquement plus proches l'un de l'autre que le premier d’un communiste et le second d’un conservateur, la logique électorale nie ce fait. Depuis 1958, la France a été structurée en deux camps – gauche et droite – et la frontière devait rester imperméable. Rares sont ceux qui l’on franchie. Quant à l’extrême-droite, elle pesait peu à l’Assemblée, de sorte qu’il s’y trouvait (presque) toujours une majorité nette pour l’un des deux camps. Mais, depuis 2022, ce n’est plus le cas. La vie politique s’organise désormais autour de trois blocs – NFP, centre et droite modérée, extrême-droite – qui sont tous loin de la majorité requise pour gouverner sereinement, et sont incapables de s’entendre entre eux.

 

Dans un régime parlementaire classique, les partis seraient poussés à coopérer et à surmonter leurs divergences. L’ambition de tous est en effet de gouverner plutôt que de siéger dans l’opposition, et cela mérite quelques concessions. En Belgique, en Allemagne, en Italie ou au Danemark, les leaders des partis sont rompus à ces négociations d’après-élections, d'où émergent les coalitions gouvernementales. Elles sont plus ou moins baroques et stables, mais elles permettent au pays d’aller de l’avant.

 

En France, l’obsession présidentielle s’y oppose. En effet, les leaders des principaux partis ne tiennent pas vraiment à participer à une coalition de gouvernement, tout accaparés qu’ils sont par leur destin élyséen.


Les candidats aux présidentielles de 2022


Dans cette logique, Jean-Luc Mélenchon orchestre le chaos dans les institutions, et l’unité dans son camp. Il entend empêcher les autres partis de gouverner et rendre impossible l’accès au pouvoir du NFP, afin de ne pas subir l’impopularité des sortants lors des présidentielles. Dans le même temps, il veut s’assurer d’une candidature unique de la gauche à l'Elysée, de préférence la sienne, condition d’un accès au second tour. Marine Le Pen joue une autre partition : elle ne veut pas gouverner non plus, mais incarner la modération. Comme Jean-Luc Mélenchon, elle ne fait rien pour que son parti puisse accéder à Matignon. En revanche, elle soigne sa respectabilité et laisse le rôle de trublion aux insoumis afin de séduire l’électorat modéré, dont elle a besoin pour l’emporter au second tour. Jusqu’au bout, Michel Barnier a cru pouvoir compter sur le soutien passif du RN : pas sur ses voix, mais sur son refus de voter une motion de censure de la gauche. Mais la perspective d’une peine d’inéligibilité pour Marine Le Pen dans l’affaire des assistants parlementaires du RN est venue changer la donne : désormais, elle entend pousser Emmanuel Macron à la démission pour être élue avant la fin des procédures judiciaires qui la visent. Accessoirement, la chute du gouvernement Barnier était le plus sûr moyen de faire oublier ses ennuis, et d’empêcher Bruno Retailleau, le vibrionnant ministre de l’Intérieur, de braconner sur ses terres électorales. Au centre et à droite, ce n’est guère différent : les différents candidats putatifs ont soufflé le chaud et le froid depuis les élections, soutenant mollement le gouvernement Barnier pour ne pas être comptables de son impopularité et pour ménager différentes « offres politiques » en vue, une fois encore, des présidentielles.

 

Du côté des parlementaires ordinaires, ce n’est pas mieux. Socialistes, communistes et écologistes n’osent pas prendre leurs distances avec LFI, de peur de devoir affronter des candidats insoumis lors des prochaines législatives – anticipées ou non. Au centre et à droite, l'appui au gouvernement a été timide : les députés de l’ex-majorité ont appris à leurs dépens ce qu’il en coûtait de soutenir des responsables impopulaires. A l’extrême-droite, personne n’ose contester le leadership de Marine Le Pen, de peur de ne pas être réinvesti lors des prochaines élections. Les objections à son choix de censurer le gouvernement – qui contrevient à la stratégie de « modération » adoptée par le parti depuis longtemps – ont été prudentes. Les parlementaires français étant dans leur majorité des professionnels de la politique, qui n’ont jamais exercé d’autre métier que celui de collaborateur d’élu ou d’élu, ils privilégient les options qui leur offrent la plus grande chance de conserver leur mandat. C’est le syndrome Olivier Faure.

 

En somme, les partis qui ont dénoncé depuis 2017 le présidentialisme excessif qui mine la France, ont paradoxalement pour seule boussole les aspirations présidentielles de leur leaders respectifs. En outre, alors que depuis le 7 juillet dernier ils revendiquent la souveraineté et la légitimité de la nouvelle Assemblée nationale, ils agissent de sorte que le pays finira sans doute avec un gouvernement d’experts, qui privera les élus de leur rôle et de leur influence. Tout ça pour ça.

 

 

2.     Les vrais sujets ne sont pas à l’agenda

 

L’hystérie présidentielle qui mine la vie politique française a une autre conséquence : la surenchère dans les propositions démagogiques et le refus de débattre des vrais sujets, ceux qui fâchent. Une analyse objective de la situation du pays – et de la plupart des autres pays de l’Union – aboutit à deux constats fondamentaux, justement mis en exergue par les rapports Letta et Draghi.

 

D’abord, on note depuis une vingtaine d’années un très net décrochage de la productivité des pays européens par rapport à celle des Etats-Unis, qui se traduit par une baisse marquée du PIB de l’Union vis-à-vis de celui des Américains. Depuis la crise financière, les Etats-Unis se sont considérablement enrichis et ont tiré parti des grandes avancées du numérique, tandis que l’Europe stagnait et manquait cette révolution.

 



Ensuite, on remarque un déclin démographique rapide dans les pays européens – que ne connaissent pas, une fois encore, les Etats-Unis, le Canada et la plupart des puissances émergences. Alors qu’il faut 3 actifs pour 1 retraité afin de maintenir le système de protection sociale en vigueur en Europe, ce rapport va passer rapidement à 2.




Que faut-il en conclure ? Si l’objectif pour la France est de préserver son niveau de développement économique et social, il est impératif d’accroître la productivité du travail, d’investir dans l’innovation et de trouver des solutions à la crise démographique. Cela implique, pêle-mêle, d’augmenter la durée du travail, de repousser l’âge de la retraite, de privilégier l'innovation sur le social, et d’accueillir massivement une immigration de travail. Or, que proposent aujourd’hui LFI et le RN ? De travailler moins et moins longtemps, d’accroître les dépenses sociales et, dans le cas du RN, de stopper l’immigration.

 

Le débat s’est amorcé autour des enjeux budgétaires, sous la pression des agences de notation qui menacent de dégrader la note de la France et, par conséquent, de la contraindre à dépenser toujours plus pour financer les intérêts de sa dette. Mais la démagogie et le chacun-pour-soi l’ont vite emporté : à l'Assemblée, il n’y a eu d'accord ni pour réduire les dépenses ni pour augmenter les recettes. Chaque parti a défendu les intérêts de ses clientèles électorales, et Michel Barnier a été congédié.

 

 

3.     Un retour à la raison sera difficile

 

Il n’est pas surprenant que les partis français peinent à troquer la logique d’un régime semi-présidentiel pour celle d’un régime parlementaire – que la V° République est devenue après la dissolution ratée du 9 juin dernier. On pourrait espérer que la censure du gouvernement Barnier les rappelle à la réalité suivante : aucun des trois pôles ne pourra gouverner seul, et le pôle au gouvernement devra négocier le soutien d’autres partis pour faire adopter des lois ou, à tout le moins, échapper à la censure. Comme le disait Jean Monnet dans ses Mémoires, « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ». La question est de savoir si la crise est suffisamment grave aujourd’hui pour que des élus aient le courage de sortir des routines, des dogmes et des schémas, et de s’abstraire de la tutelle de leurs leaders, tous monomaniaques des élections présidentielles.

 

Mais la voie est étroite, pour les raisons évoquées au premier point. Les insoumis ont déjà annoncé leur volonté de censurer tout gouvernement qui ne serait pas issu des rangs du NFP : seule compte l’orchestration du chaos, considérée comme favorable au destin élyséen de Jean-Luc Mélenchon. Leurs alliés socialistes, écologistes et communistes rivalisent de circonlocutions pour suggérer, la peur au ventre, qu’ils ne sont pas tout à fait d’accord avec les insoumis ; mais tous, sauf une, ont voté la censure. Au centre et à droite, rares sont ceux qui proposent ouvertement une alliance avec les socialistes ; au mieux, certains semblent prêts à faire cesser la cacophonie qui règne au sein du « socle commun ». Mais ils craignent qu’un gouvernement d’union nationale ne donne du grain à moudre à Jean-Luc Mélenchon et Marine le Pen, qui excellent dans la dénonciation de l’alliance de la carpe et du lapin, de « l’UMPS » et de la pensée unique. Quant au RN, il n’a aucun intérêt à gouverner et personne ne veut négocier avec lui, hormis les Républicains ralliés au forcené de la place du Palais Bourbon, Eric Ciotti.


En France, personne ne semble donc pressé de gouverner, et l’expérience malheureuse de Michel Barnier a refroidi les plus téméraires. En outre, beaucoup s’imaginent qu’un blocage durable des institutions poussera Emmanuel Macron à la démission, et occasionnera les élections présidentielles anticipées dont ils rêvent. Les uns et les autres s’emploient à minorer l’importance historique de cette censure, et les risques qu’elle fait courir au pays, distillant l’idée que l’ordre émergera du chaos. Or, rien n’est moins sûr, car il est peu probable que le successeur de Michel Barnier trouve subitement une majorité, et que de nouvelles élections législatives – avant ou après l’élection d’un nouveau Président – permettent de clarifier les choses.

 

La plupart des observateurs reconnaissent que cette situation politique intenable est le produit des paris manqués d’Emmanuel Macron et de son obstination à penser qu’il peut renverser l’opinion d’un nième discours, pétri de méthode Coué et de formules ronflantes. Mais c'est ironiquement à lui qu'il revient de nommer un nouveau Premier ministre. Diverses options sont envisageables, mais aucune ne permettra de surmonter sans douleur la fragmentation de l’Assemblée et l’hostilité des extrêmes. La droite ayant échoué, le Président a annoncé choisir un Premier ministre capable de rassembler largement les députés. Sera-t-il issu de la gauche (Hollande), du centre-gauche (Cazeneuve), du centre (Bayrou) ou du centre-droit (Lecornu, Baroin) ? Est-ce que le Président va plutôt opter pour un technocrate, sage et expérimenté, afin de créer un « gouvernement technique » capable, par la modestie de ses ambitions et l’absence de ses réformes, d’échapper durablement à la censure ?

 

Rien n’indique que les censures ne vont pas se multiplier, comme c’était le cas sous la III° et la IV° République, alors même qu’elles échappaient aux effets perturbateurs de l’élection présidentielle au suffrage universel. Aujourd’hui comme hier, la capacité des élus et des candidats à faire primer l’intérêt général sur leur intérêt propre est limitée, et rares sont ceux qui s’emploient à ce que les institutions françaises retrouvent un peu de stabilité. Au NFP comme au RN, on a fait le choix de la politique du pire, pour acculer le Président à la démission. Plus au centre, ce n'est pas une perspective que l’on souhaite, mais est-on vraiment prêt au dialogue avec les autres forces ?

 


La V° République a vécu

 

Une clarification institutionnelle s’impose.

 

Une option serait d'aller vers un véritable régime parlementaire, via deux évolutions. Il faudrait, d’abord, que le Président accepte de se mettre en retrait ; il ne devrait plus être le chef d'un parti, laisser le gouvernement gérer les affaires du pays, et renoncer à s’exprimer chaque semaine. Il faudrait, ensuite, introduire le scrutin proportionnel pour les élections législatives : cela libérerait les partis des alliances subies (au hasard, le PS de la tutelle de LFI), et leur permettrait de participer de manière constructive à l’élaboration d’une coalition majoritaire à l’issue des élections.


L’autre option serait de s’orienter vers un régime présidentiel véritable. Elle impliquerait la fin de la responsabilité du gouvernement devant le parlement et, inversement, la fin du droit de dissolution. Les majorités présidentielle et parlementaire ne coïncideraient pas forcément, comme c’est fréquemment le cas aux Etats-Unis, mais elles seraient contraintes de négocier, et le gouvernement ne serait pas à la merci des jeux politiques qui se déploient à l’Assemblée nationale.


Hors de ces deux options, on voit mal où pourrait être le salut du pays.


Olivier Costa

Dernière mise à jour : 19 nov. 2024

La possible ratification du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a ravivé la colère du monde agricole français. Les responsables politiques du pays sont unanimes dans leur opposition à ce texte. Mais ils semblent désormais très isolés sur la scène européenne. Quelles sont les perspectives pour ce texte? Et quels sont ses enjeux?

 



 

L’Union européenne et le libre-échange

 

Pour comprendre l’accord avec le Mercosur, il faut rappeler que l’intégration européenne est, fondamentalement, un projet de libre-échange. Faute de pouvoir organiser une intégration politique, le choix a été fait dans les années 1950 de créer un marché unique, en supprimant les barrières douanières et en développant des politiques communes. Cela devait permettre de relancer les économies européennes, sinistrées par la guerre, et d’assurer la paix entre les États membres.

 

Mais il y a plus. D’abord, l’intégration des marchés européens impliquait que la Communauté européenne soit compétente pour la politique commerciale et négocie au nom des États membres en la matière. Ensuite, la croyance dans les vertus du commerce, comme instrument de promotion de la paix et de valeurs telles que la démocratie et les droits de l’Homme, ne se limitait pas au territoire européen : très tôt, la Commission a considéré que le libre-échange était bénéfique à l’échelle globale, et a rêvé d’un monde où il serait la norme entre toutes les États.

 

Il existe aujourd’hui 50 accords commerciaux entre l’Union et des pays tiers. Divers textes ambitieux ont été négociés à partir des années 1990 dans cet esprit : avec le Canada (le fameux traité CETA), les Etats-Unis (le traité de libre-échange transatlantique, ou TAFTA, abandonné lors de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche début 2017) ou encore les pays du Mercosur. Le traité avec le Mercosur était particulièrement précieux aux yeux de la Commission, dans la mesure où il associait l’Union avec une autre organisation régionale similaire. En effet, le Mercosur s’est inspiré de l’expérience européenne pour organiser, depuis 1991, le libre-échange entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; la Bolivie les a rejoints début 2024. Le Venezuela est membre, mais sa participation a été suspendue en 2017.

 


Carte des accords commerciaux négociés par l'Union (2023)



Qu’y a-t-il dans l’accord Union européenne-Mercosur ?

 

Cet accord est ambitieux et complexe. De longues négociations ont abouti, en 2019, à la signature d’un texte qui inclut un traité de libre-échange entre les deux blocs, mais aussi des éléments relatifs au dialogue politique et à la coopération. L’objectif était d’accroître les relations entre les deux ensembles en réduisant les barrières douanières, et de susciter un dialogue politique sur un vaste ensemble de questions : migrations, numérique, recherche, éducation, ressources humaines, environnement, cybercriminalité… L’accord prévoit d’éliminer plus de 90% des droits de douane, qui sont actuellement élevés ; par exemple, le Mercosur applique des taxes de 27 % sur le vin et de 35 % sur les voitures et les vêtements en provenance de l’Union. Le traité prévoit aussi que le Mercosur s’engage à reconnaître des indications géographiques protégées de l’Union, sur des produits comme le vin ou le fromage. C’est le plus grand accord commercial jamais négocié, puisqu’il concerne 800 millions de personnes et porte sur des volumes commerciaux de plus de 40 milliards d’Euros chaque année.




 

Qui s’y oppose ?

 

D’emblée, certains États ont été réticents à l’accord avec le Mercosur, notamment la France, l’Irlande, l’Autriche, la Pologne et la Belgique. Ils étaient surtout inquiets de la dimension commerciale des négociations, susceptible de mettre sous pression certains secteurs de leurs économies. En septembre 2020, le gouvernement français a fait connaître son opposition à la ratification en arguant de plusieurs éléments : les risques environnementaux, s’agissant notamment de la déforestation de l’Amazonie par les agriculteurs ; l’impact négatif du traité sur les Accords de Paris ; et, enfin, le non-respect par les produits du Mercosur des normes européennes en matière d’environnement, de santé, de travail et de bien-être animal. Plus spécifiquement, les autorités françaises étaient inquiètes des conséquences de l’importation massive de produits agricoles (viande, sucre, éthanol) pour les agriculteurs européens. Elles dénonçaient un accord déséquilibré, générant plus d’opportunités pour le Mercosur que pour l’Union. Elles ont ainsi exigé le durcissement des mécanismes de sauvegarde – qui autorisent les deux parties à limiter temporairement les importations en cas de préjudice grave porté à leur économie – et celui des quotas en matière agricole – afin de préserver les agriculteurs français contre l’afflux de viande bœuf ou de poulet. Face à ces critiques et réticences, la Commission a retardé la ratification de l’accord.

 




Une remise en cause plus générale du libre-échange global

 

Depuis les années 1990, les accords de libre-échange ont le vent en poupe. Ils sont perçus comme un instrument de croissance économique et un moyen de diffuser les valeurs « européennes » à travers le commerce : paix, démocratie, multilatéralisme, droits fondamentaux, progrès social… Face aux difficultés de l’Organisation mondiale du commerce, la Commission a ouvert des négociations tous azimuts.

 

Toutefois, ce modèle de développement économique est en panne à 5 titres au moins :

1.     D’abord, il n’a pas fait la preuve de son efficacité s’agissant de la diffusion des valeurs. Contrairement à ce que l’on pensait, le développement économique, la prospérité et le commerce n’entrainent pas nécessairement une transformation politique des sociétés et une pacification des relations entre les États. En effet, le nombre de régimes réellement démocratiques décline depuis les années 2000, malgré l’essor du commerce mondial, les guerres et les tensions n’ont pas disparu, et des champions comme la Chine n’ont pas connu le processus de démocratisation attendu.

2.     En deuxième lieu, la Commission s’est heurtée à l’opposition de certains États membres ou de certaines composantes de ces États. Les accords les plus récents incluent des compétences qui ne sont pas propres à l’Union. Certaines autorités publiques – comme le gouvernement wallon, dans le cas du CETA, l’accord avec le Canada – ont contesté la légitimité de la Commission à négocier des accords « mixtes ». D’une manière plus générale, ces textes suscitent une attention croissante de la part des opinions publiques, des responsables politiques et des médias, ce qui rend le processus de négociation plus complexe. La pression exercée par les agriculteurs sur les autorités françaises dans le cas de l’accord UE-Mercosur en atteste clairement.

3.     En troisième lieu, la logique du libre-échange généralisé est remise en cause depuis quelques années par divers phénomènes. Il y a d’abord la montée du protectionnisme aux Etats-Unis et l’agressivité commerciale de la Chine, qui ne respecte pas les règles du jeu s’agissant notamment des aides d’État. Il y a aussi des débats autour du paradoxe que représente pour l’Union la volonté, d’une part, d’imposer à ses opérateurs économiques le respect de normes sévères en matière d’environnement, de décarbonation, de protection des consommateurs, de santé ou encore de bien-être animal, et, d’autre part, celle d’assurer le libre accès au marché européen à des produits qui ne respectent pas, ou imparfaitement, ces standards.

4.     Il y a, ensuite, des préoccupations plus larges quant à l’impact environnemental des accords de libre-échange. Ils contribuent, en effet, au développement de secteurs de l’économie dans des pays tiers, au détriment de la nature (déforestation en Amazonie pour les besoins de l’agriculture) ou du climat (déplacement hors de l’Union des industries qui génèrent massivement du carbone, telles que l’acier ou le ciment). En outre, le libre-échange induit des effets de spécialisation géographique qui conduisent à éloigner les lieux de production et de consommation. Alors que les consommateurs sont incités à privilégier les produits locaux, cette approche du commerce, où denrées agricoles et produits manufacturés font le tour du globe, semble obsolète.

5.     Pour finir, il faut compter avec les préoccupations géopolitiques grandissantes. La crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont démontré la vulnérabilité de l’Union européenne, qui dépend fortement des importations pour nombre de ressources : énergie, alimentation, santé, technologie… Depuis quelques années, les réflexions se multiplient autour des notions de souveraineté, d’autonomie stratégique ou d’autosuffisance. Elles soulignent toutes la nécessité pour l’Union de ne pas être trop dépendante des importations, de pouvoir faire face à une fermeture soudaine des frontières ou à une mise à l’arrêt du commerce international, et de cesser d'agir avec naïveté dans ses relations avec les autres blocs. Comme l'avait joliment dit Clément Beaune, alors Secrétaire d'Etat aux affaires européennes, "L'Union européenne ne peut pas rester un herbivore dans un monde de carnivores".




La pression monte…

 

En mars 2023, afin de débloquer la situation et de faire droit aux demandes de la France, la Commission a envoyé au Mercosur un protocole à l’accord incluant de nouvelles obligations en matière environnementale et commerciale. Mais il a été rejeté par les autorités brésiliennes et argentines, qui ont estimé que seul l’accord négocié devait faire foi. En janvier 2024, une crise agricole a surgi partout en Europe. La France a exigé la mise en place de « clauses miroir », faisant obligation aux États du Mercosur de respecter les normes en vigueur dans l’Union pour pouvoir y exporter leurs produits, mais elle n’a pas été suivie par la Commission. Depuis sa reconduction à la tête de l’institution cet été, Ursula von der Leyen a réaffirmé sa volonté de ratifier rapidement l’accord. L’Allemagne, qui était un temps réticente, la soutient désormais fortement dans ce projet. Son économie est en effet basée sur les exportations, et les perspectives sont mauvaises avec la réélection de Donald Trump, la guerre en Ukraine et les tensions commerciale avec la Chine. Disposer d’un nouveau marché est donc une priorité pour les autorités allemandes, qui ont convaincu la plupart des pays réticents de soutenir la ratification de l’accord. La Commission souligne pour sa part l’impact positif du traité, qui doit engendrer 0,1% de croissance supplémentaire dans l’Union à l’horizon 2032. Côté Mercosur, les attentes sont grandes aussi, avec un surcroît de croissance estimé à 0,3%.

 

La France se trouve désormais isolée dans son opposition à l’entrée en vigueur du traité. Avec la résurgence récente de la crise agricole, les autorités françaises n’ont toutefois d’autre choix que de redire leur hostilité – qui, fait rare, suscite un consensus dans la classe politique française. Mais nos partenaires européens et latino-américains, de même que la Commission, perdent patience.

 

Quelles perspectives pour la ratification ?

 

S’agissant d’un accord dit « mixte », qui comporte des clauses qui excèdent les compétences centrales de l’Union, la ratification exige trois étapes. Il faut d’abord un vote à l’unanimité au sein du Conseil de l’Union : concrètement, aucun ministre des 27 ne doit s’opposer formellement à l’accord. Ensuite, il doit être approuvé par le Parlement européen, à la majorité des suffrages exprimés. Enfin, il doit être ratifié par les parlements de tous les États membres. Compte tenu de ces règles, la France est en position – juridiquement parlant, du moins – de bloquer la ratification. Politiquement, c’est plus complexe, car un veto a toujours un prix : un État qui s’oppose à une décision soutenue par la quasi-totalité des autres se verra reprocher son égoïsme et s’expose à des mesures de rétorsion.

 

Il est aussi possible que la Commission essaie de contourner l’obstacle de l’unanimité. Elle pourrait le faire en scindant l’accord en deux, et en demandant une ratification séparée pour la partie qui concerne les questions commerciales et douanières. En effet, celles-ci relèvent d’une « compétence exclusive » de l’Union, ce qui rend la décision plus facile. Dans ce domaine, le Conseil doit se prononcer non pas à l’unanimité, mais à la « majorité qualifiée » : il faut pour cela réunir les votes de 55% des États (15 sur 27), représentant 65% de la population (292 sur 449 millions). En outre, l’accord commercial ne nécessiterait pas une ratification par les parlements nationaux. Le reste du traité devrait être validé à l’unanimité, mais ce n’est pas cette partie qui suscite les controverses. La France a, par avance, condamné le recours à un accord « intérimaire » ou à une scission du traité, estimant que le texte avait été négocié dans une certaine logique – celle de la ratification à l’unanimité – et qu’il convient de la respecter. Mais, juridiquement, la Commission semble en droit de voir les choses autrement.

 

Quelles sont les scénarios possibles ?

 

Si la Commission s’en tient au caractère mixte de l’accord, il y a 3 options :

-       Elle continue à repousser le vote ; mais cette hypothèse est peu crédible, compte-tenu des engagements de Mme von der Leyen et de la pression exercée par certains États membres ;

-       La Commission demande un vote et la France met son veto : il faudra alors rouvrir les négociations pour rendre l’accord acceptable pour tous, ou envisager une scission du traité ;

-       La France accepte l’accord – son abstention étant suffisante. Dans ce cas, on peut imaginer qu’elle aura obtenu des garanties supplémentaires pour ses agriculteurs : clauses de sauvegarde plus restrictives, si l’accord a des effets trop violents, et aides financières pour que les secteurs s’adaptent.

 

Si la Commission opte pour un vote séparé du volet commercial, il y a 2 scénarios :

-       La France trouve une minorité de blocage. Il lui faudrait pour cela convaincre 12 autres États, ou des États représentant 89 millions d’habitants. Les deux objectifs semblent hors de portée ;

-       L’accord est adopté contre l’avis de la France. Juridiquement, elle ne pourrait s’y opposer, mais politiquement, elle pourrait demander – et obtenir – des compensations et des garanties pour éviter une crise.



 

Depuis le début des années 1950, les représentants des États membres évitent de créer des tensions inutiles entre eux, et de se mettre dans des situations politiquement embarrassantes. Il convient toujours d’aider ses partenaires à sauver la face et à gérer au mieux les conséquences domestiques des décisions prises à Bruxelles. Car il faut avant tout préserver la dynamique consensuelle au sein des institutions européennes et les conditions d’un dialogue constructif. Le traité UE-Mercosur est toutefois symptomatique des difficultés croissantes que rencontrent les États européens dans l'articulation de leurs intérêts et visions respectives, et dans la préservation de l'équilibre entre le respect de la souveraineté nationale et le besoin d’agir collectivement.


Cette tribune, signée par 15 membres du Conseil scientifique de l'Union des fédéralistes européens, a été publiée par Le Monde, le 6 novembre 2024. J'ai tenu la plume.


Le retour du républicain à la Maison Blanche devrait inciter les Européens à poursuivre l’intégration européenne pour assurer eux-mêmes leur prospérité économique, leur sécurité militaire et la promotion des valeurs démocratiques, estiment des membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens dans une tribune au « Monde ».





La réélection de Donald Trump, surtout si la victoire des républicains se confirme aussi au Sénat, est de nature à bousculer trois principes qui sont au fondement même du mode de vie et de la prospérité de l’Europe : une économie reposant en large partie sur le commerce transatlantique, une sécurité dépendant principalement de l’OTAN, et des systèmes politiques fondés sur la démocratie libérale et la croyance dans la possibilité d’une concorde entre les peuples.

Ce constat n’est pas nouveau. Depuis des années, divers études, tribunes et rapports viennent alerter l’opinion publique européenne sur ce triple risque.

Celui, d’abord, d’un décrochage économique et technologique de l’Union européenne vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis : récemment, le rapport Draghi a rappelé que l’Europe ne s’est jamais remise de la crise financière de 2008, qu’elle a raté le coche du numérique et qu’elle n’attire plus les investisseurs.

 

Isolationnisme

 

Il y a, ensuite, une ombre sur la sécurité de l’Europe, confrontée aux menées de la Russie et au repli des Etats-Unis ; la campagne électorale a démontré que l’isolationnisme a le vent en poupe chez les citoyens américains, qui ne semblent préoccupés que par les rapports de leur pays avec la Chine.

Le troisième risque est celui d’une remise en cause globale des valeurs de la démocratie libérale qui fondent les systèmes politiques des Etats de l’Union et les institutions de celle-ci ; les violentes diatribes qui font désormais le quotidien de la vie politique américaine montrent qu’elles sont mal en point, et que des forces puissantes promeuvent une conception beaucoup plus brutale de l’espace public.

L’Europe est au pied du mur et doit se préparer à des évolutions alarmantes. Celle d’une politique ouvertement protectionniste des Etats-Unis et d’une négation, plus ou moins virulente, des principes qui fondent le commerce international depuis la seconde guerre mondiale. Celle d’un désinvestissement américain, plus ou moins rapide et prononcé, des mécanismes de sécurité globale. Celle, enfin, d’une remise en question des vertus de la démocratie libérale.

Dans ce contexte critique, l’intégration européenne est en panne de projet, de budget et de leadership. Du côté des Etats membres, aucun responsable politique ne semble plus capable ou désireux de faire avancer les choses à l’échelle européenne ; avec l’élection de Donald Trump, le sauve-qui-peut national est à redouter.

 

Les idées radicales ont le vent en poupe

 

Du côté de la Commission, la reconduction d’Ursula von der Leyen est intervenue alors que de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement sont en difficulté et s’est accompagnée du départ des personnalités les plus fortes au sein du collège des commissaires : il est probable qu’au nom de ses conceptions atlantistes, elle ne voudra prendre aucune initiative qui pourrait déplaire aux autorités américaines.

Du côté de la société civile, les idées radicales ont le vent en poupe, et la tentation est grande de s’en remettre, comme aux Etats-Unis, au protectionnisme et au repli national.

A l’heure où les discussions budgétaires font rage en France, il faut aussi rappeler que, alors que le budget de l’Etat fédéral américain représente environ 25 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, celui de l’Union européenne se limite à 1 % du PIB des Vingt-Sept. Avec une capacité budgétaire aussi faible, elle s’interdit toute action d’ampleur en matière de politique industrielle, d’innovation, d’action sociale, de transition écologique ou de défense.

Les prochains débats budgétaires poseront inévitablement la question d’une nouvelle répartition des financements disponibles, avec le risque de voir sacrifiés des secteurs essentiels pour l’Union européenne, tels que l’agriculture, la politique régionale ou encore l’éducation et la recherche.

L’Europe doit prendre son destin en main, à un triple niveau.

 

Décisions ambitieuses et inconfortables

 

Elle doit accélérer l’intégration économique et technologique pour donner à ses entreprises les moyens d’être concurrentielles à l’échelle globale, dans un monde où les règles du jeu évoluent rapidement.

Elle doit aussi veiller à sa sécurité militaire collective, face à la double menace que représentent l’impérialisme russe et le repli des États-Unis.

Elle doit enfin défendre vigoureusement ses valeurs, l’attention qu’elle porte au progrès social, aux libertés, à la protection de l’environnement, et lutter efficacement contre les ingérences étrangères dans sa vie démocratique.

Ce sursaut pourrait s’incarner, sans délai, dans la mise en place d’un cadre de défense européen. La tâche n’est pas aisée, car elle soulève des questions complexes qui exigeront des réponses courageuses.

L’augmentation des dépenses militaires doit-elle s’accompagner d’une réduction d’autres investissements ou d’une augmentation des prélèvements ? Peut-on penser une défense européenne sans une plus grande intégration politique et la création d’institutions – possiblement fédérales – capables de prendre des décisions au nom de l’Union ? Comment accompagner les changements socio-économiques qu’entraîneront des investissements massifs dans une politique industrielle de défense commune ?

Pour préserver son avenir, l’Union européenne doit prendre des décisions ambitieuses et inconfortables. Les bouleversements en cours, à l’Est comme à l’Ouest, sont un appel pressant à plus d’audace, à l’heure où la plus petite initiative européenne exige des trésors de diplomatie et des négociations interminables. Seul un surcroît d’intégration permettra de lutter contre les ambitions impériales et d’assurer la sécurité de l’Europe après la fin de la pax americana.

 

Signataires : Arvind Ashta, professeur de finances, Burgundy School of Business ; Robert Belot, professeur des universités (histoire), université de Saint-Etienne ; Christine Bertrand, maîtresse de conférences en droit public, université Clermont-Auvergne ; Frédérique Berrod, professeur des universités (droit), Sciences Po Strasbourg ; Yann Moulier-Boutang, professeur des universités émérite (sciences économiques), université de Technologie de Compiègne ; Christophe Chabrot, maître de conférences (droit public), université Lumière-Lyon-2 ; Olivier Costa, directeur de recherche CNRS, Cevipof - Sciences Po ; Michel Devoluy, professeur des universités honoraire (sciences économiques), université de Strasbourg ; Sophie Heine, autrice et consultante, chercheuse associée à l’Institut Egmont ; Jacques Fayette, professeur des universités honoraire (sciences de gestion), université Lyon-3 ; Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique, Sciences Po ; Gaëlle Marti, professeure de droit public, université Jean-Moulin-Lyon-3 ; Alexandre Melnik, professeur, ICN Business School Nancy-Metz ; Ghislaine Pellat, maîtresse de conférences (gestion), université de Grenoble ; Céline Spector, professeure des universités (philosophie), Sorbonne-Université.

Tous les signataires sont membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens (UEF).

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