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Dernière mise à jour : 6 févr.

Après Vladimir Poutine, c’est au tour de Donald Trump d’inquiéter les leaders européens. Va-t-il déclencher une guerre commerciale ? Se désengager de l’OTAN ? Annexer le Groenland ? Les représentants des 27 se sont réunis en conclave à Bruxelles avec les représentants de l’OTAN et du Royaume-Uni pour évoquer les perspectives de la défense européenne. Que peut-on espérer ?

 


Antonio Costa, Président du Conseil européen, à Bruxelles le 3 février 2024
Antonio Costa, Président du Conseil européen, à Bruxelles le 3 février 2024

 

Un monde dangereux


Le monde file un mauvais coton. La chute du mur de Berlin, fin 1989, laissait entrevoir des lendemains qui chantent. D’aucuns estimaient que le modèle occidental, fondé sur la démocratie libérale, l’économie de marché, le respect des droits fondamentaux, le progrès social, les valeurs de tolérance, d’entraide et d’ouverture, et la recherche de la paix entre les nations, allait s’imposer à tous. Ce n’était qu’une question de temps, et le commerce et la diplomatie étaient censés assurer une circulation rapide de ces idées à l’échelle globale. L’ambition, pour les Européens, était de reproduire sur tous les continents et entre ceux-ci ce qu’ils avaient réussi à faire au lendemain de la guerre. A Bruxelles et à Strasbourg, on croyait au destin universel des valeurs européennes, au rôle messianique de l’Union, au multilatéralisme, au libre-échange mondialisé, au règne du droit plutôt qu’à celui de la force, et au désarmement.


Trente-cinq ans plus tard, ces ambitions ont vécu. Le nombre de démocraties avancées décline depuis le début des années 2000, et de grands pays, comme les Etats-Unis, l’Italie ou l’Argentine, inquiètent. Les rapports entre les blocs se tendent, et l’impérialisme est de retour. L’Europe, qui se pensait à l’abri du parapluie nucléaire américain, se découvre isolée et vulnérable, entre un Poutine agressif et un Trump vindicatif. Quelques années après avoir découvert sa vulnérabilité économique, technologique, sanitaire et alimentaire à l’occasion de la crise du Covid-19, l'Union s'interroge désormais sur les moyens d'assurer sa sécurité.

 

L’Europe de la défense, une vieille histoire


Ces discussions ne sont pas nouvelles. Le projet d’intégration européenne lui-même était fondé sur des enjeux de sécurité : assurer la paix entre les États européens et les protéger de leur voisin soviétique. Cette réflexion, qui a donné naissance à la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier en 1951, a engendré ensuite l’idée d’une Communauté européenne de la défense. Ce traité, qui prévoyait une armée européenne placée sous commandement intégré, fut cependant rejeté par l’Assemblée nationale française en 1954. Après cet échec cuisant, l’intégration fut envisagée exclusivement sous l'angle économique, faute de mieux. Les questions de sécurité, de politique étrangère et de défense n’ont été abordés à l’échelle européenne que timidement, les États membres s’en remettant pour l’essentiel à l’OTAN. Au début des années 1990, le traité de Maastricht a néanmoins institué une « Politique étrangère et de sécurité commune », qui a donné un cadre aux initiatives des États membres dans ce domaine. Au début des années 2000, les enjeux de défense ont également été abordés, notamment à l’initiative de la France et du Royaume-Uni.

 

Mais ces efforts se sont heurtés à trois types d’obstacles. Il y avait, en premier lieu, l’attachement des leaders nationaux à leurs compétences en matière de diplomatie et de défense : ce sont des questions régaliennes qu’ils étaient peu désireux d’abandonner à l’Union. Ensuite, les discussions ont souffert de l’existence de profondes divergences entre trois groupes d’États :  ceux, comme la France ou l'Italie, qui sont traditionnellement actifs à l’échelle internationale et sur le plan militaire ; ceux, comme l'Irlande ou la Belgique, qui ont peu d’influence et de moyens, et ne se sentent pas concernés ; et ceux, comme l'Autriche ou la Finlande, qui sont attachés à leur neutralité et à un principe de non-ingérence dans les affaires du monde, et sont hostiles à l’idée d’une défense européenne. En troisième lieu, les discussions étaient rendues difficiles par les relations contrastées que les États membres entretiennent avec les autres grandes puissances, et par leurs visions différenciées de l’ordre mondial. Pour toutes ces raisons, l’Union européenne n’a pris en charge les questions de défense et de sécurité qu’à la marge.


Mais le contexte a changé et, depuis quelques années, les discussions sur la possibilité et les modalités d’une défense européenne vont bon train. Désormais, plus personne ne nie la pertinence de ce débat, dans un contexte où l’on craint une attaque russe contre les États de la frontière orientale de l’Union et, le cas échéant, un refus des Américains de leur prêter assistance.  

 

Sortir de l’illusion d’un monde pacifié par le commerce


S’il n’existe pas encore de consensus pour entreprendre des actions d’ampleur dans le domaine de la défense européenne, les 27 reconnaissent que, comme le disait joliment Clément Beaune quand il était Secrétaire d’États aux Affaires européennes, « l’Union ne peut pas rester un herbivore dans un monde carnivore ».

 

Source: AI
Source: AI

Les illusions des années 1990 se sont dissipées. Il n’y a pas eu de convergence massive vers le modèle « occidental » de la démocratie libérale, et les relations internationales n’ont pas évacué l’impérialisme et les rapports de force. Le commerce et la coopération internationale n’ont pas suffi à imposer au monde les standards « européens » de paix, de démocratie, de respect des droits et de croyance dans les vertus du multilatéralisme.


Ainsi, la Chine, qui a connu en essor économique, technologique et social considérable, grâce notamment au commerce avec les Etats-Unis et l’Europe, n’a pas aligné son modèle politique et sa conception des relations internationales sur ceux de l’Occident. La Russie n’a connu qu’une embellie démocratique de courte durée, et foule désormais aux pieds la souveraineté de son voisin ukrainien et les règles de l’ONU. Les puissances émergentes du "Sud global" s'organisent sous la houlette de la Chine et de la Russie dans le cadre des BRICS+ et prônent la désoccidentalisation du monde.


Source: Brussels Institute fo Geopolitics, 2024
Source: Brussels Institute fo Geopolitics, 2024

Avec Trump, ce sont à présent les Etats-Unis qui se lancent dans une aventure dont on peine à comprendre la logique et la finalité, mais qui bat en brèche l’idée que ce pays est un allié inconditionnel de l’Union européenne et un partenaire fiable. Il est donc grand temps d’envisager la manière dont l’Union peut assurer sa propre sécurité, et défendre ses valeurs et ses intérêts à l’échelle globale.

 

Le budget, clé du débat


Les dirigeants des 27 se sont réunis en « conclave » à Bruxelles le 31 janvier, à l'invitation d’Antonio Costa, le Président du Conseil européen, et en présence de Mark Rutte, le nouveau Secrétaire général de l’OTAN, et de Keir Starmer, le Premier ministre britannique. Il s’agissait d’un simple échange de vues sur les perspectives ouvertes par le retour de Donald Trump au pouvoir et les enjeux de la défense européenne.



L’argent a vite été au cœur des échanges. Au nom de l’OTAN, Mark Rutte a exigé des leaders Européens qu’ils consacrent davantage de moyens à leur défense. Dans une perspective très trumpienne, il a rappelé qu'ils consacrent un quart de leur revenu national au bien-être des citoyens (retraites, santé, sécurité sociale) et qu’une plus large partie de ces ressources doit désormais être dévolue à la défense. Rutte visait notamment les pays du sud de l’Union, qui consacrent tous moins de 2% de leur PIB à cet enjeu, en exigeant que ce montant passe à 5%. Les leaders européens évoquent plutôt sur 3%, ce qui serait déjà un net progrès, sachant que la part actuelle est de 1,7% à l’échelle des 27, après avoir atteint un plus haut à 4% au début des années 1960. Par voie de comparaison, elle est de 3,5% aux Etats-Unis et de 9% en Russie – devenue une économie de guerre depuis l’enlisement du conflit en Ukraine.

 


Source: Banque Mondiale
Source: Banque Mondiale

 

Le tabou de la mutualisation


Les 27 semblent d’accord pour fournir des efforts budgétaires, dans un contexte pourtant tendu, mais il est exclu de mutualiser ces sommes à l’échelle européenne : les budgets de défense resteront nationaux, tout comme les politiques. Les diplomates des États membres rappellent, à chaque fois qu’ils en ont l’occasion, qu’il n’appartient pas à l’Union de s’occuper directement de défense. Il existe certes un nouveau « Commissaire européen à la Défense et à l'Espace », le Lituanien Andrius Kubilius, mais les chancelleries estiment qu’il doit s’occuper de l’industrie de défense européenne, et non de la défense en tant que telle. Ils rappellent aussi que les décisions-clés en la matière restent du ressort du Conseil européen, qui se prononce à l’unanimité, dans le respect de la souveraineté de chaque État.


Pour l’heure, rien n’a été décidé quant aux moyens qui permettraient à l’Union, en tant que bloc, de développer des dispositifs de défense communs. Il est certes question d’un bouclier anti-missile, d’un système de cybersécurité et de la fabrication de drones, mais pour cela il faut des fonds. Or il est impossible de les trouver dans le budget actuel, qui plafonne à 1% du PIB des 27 – contre 24% pour l’État fédéral américain. Pour financer des initiatives, il faudrait renoncer à la politique agricole commune ou aux actions menées par l’Union en matière de compétitivité et de développement régional – ce à quoi les États membres bénéficiaires ne consentiront pas.


Emmanuel Macron plaide pour un financement de la défense européenne par la dette, mais l’Allemagne y est catégoriquement hostile. Il faut trouver d'autres solutions. Le Conseil européen a demandé, en mars 2024, à la Commission de plancher sur le sujet, mais ses préconisations ne sont attendues que pour le mois de mars 2025. Pour l’heure, les perspectives financières pluriannuelles 2021-2028 ne prévoient qu’un total de 8 milliards d’Euros pour la défense – l’équivalent d’un mois de guerre en Ukraine pour la Russie.

 

L’obstacle des divisions européennes face à Trump


Au-delà des enjeux budgétaires, qui créent toujours des tensions entre les États membres, il existe des divergences marquées quant à la manière d’appréhender le retour de Donald Trump à la Maison blanche. Les Européens ont toujours été divisés sur les relations internationales mais, souvent, les crises ont permis de resserrer les rangs. Après le vote du Brexit, les 26 ont fait front pour négocier le contrat de divorce, à la grande surprise des responsables britanniques qui entendaient tirer parti du désordre. De même, Vladimir Poutine ne s’attendait pas à ce que les 27 adoptent rapidement une série de sanctions et un plan de soutien inédit à l’Ukraine, malgré la contrainte de l’unanimité et le sabotage de Viktor Orban.



Mais, avec Donald Trump, les choses sont plus complexes, car il a miné la cohésion de l’Union européenne en se ménageant des alliés parmi les 27. Aujourd’hui, les Etats membres sont ainsi divisés en trois camps : ceux qui entendent tenir tête à Trump, ceux qui considèrent qu'une négociation apaisée reste possible avec lui, et ceux qui se réjouissent de son arrivée au pouvoir.


La France, l’Espagne et la Pologne ont pris la tête d’un petit groupe de pays qui entendent répondre énergiquement aux provocations de Donald Trump, veiller à l’intégrité territoriale du Groenland et condamner les ingérences d’Elon Musk dans la vie politique européenne. Donald Tusk, dont le pays exerce la Présidence du Conseil durant le premier semestre 2025, partage certes l’atlantisme historique des leaders polonais, mais a appelé à l’unité des Européens face aux outrances du nouveau président américain.


Un deuxième groupe de leaders se veut plus conciliant, dans le sillage d’Ursula von der Leyen, la très atlantiste Présidente de la Commission, et de la Haute Représentante de l’Union, la prudente Kaja Kallas. Ils persistent à croire en la possibilité d’un dialogue avec M. Trump et récusent l’escalade. Ce point de vue est partagé par Friedrich Merz, le leader de la CDU, probable futur Chancelier allemand à l’issue des élections du 23 février, qui n’a pas eu un mot pour commenter le soutien d’Elon Musk à l’AfD, parti d’extrême-droite violemment anti-européen.


Il y a enfin les leaders ouvertement trumpistes, motivés par des considérations idéologiques et la perspective de bénéficier du soutien du Président américain. C’est le cas du hongrois Viktor Orbán, qui avait déjà adopté cette ligne lors du premier mandat de M. Trump. C’est aussi celui de son homologue slovaque Robert Fico et, dans une moindre mesure, du Tchèque Andrej Babiš et de l’Autrichien Herbert Kickl. La plus belle prise de M. Trump est évidemment Georgia Meloni, qui voit dans sa relation privilégiée avec le président américain un atout pour affirmer son leadership à l'échelle de l'Union. Enfin, il y a les nombreux responsables d’extrême-droite qui ne sont pas (encore) au pouvoir, notamment en France, en Allemagne et en Espagne, et voient dans Donald Trump un allié de poids et un modèle à suivre – qu’il s’agisse de son style ou de ses idées.




Les outrances de Trump, ferment de l’unité européenne ?


Dans ces conditions, réaliser l’unité des Européens n’est pas aisée. Il reste que la surenchère permanente de Donald Trump pourrait y pourvoir. D’abord, le chaos d’annonces radicales du Président américain est de nature à mobiliser les leaders les plus réticents à donner à l’Union des compétences dans le domaine de la sécurité et de la défense. Les réactions vigoureuses des autorités mexicaines et canadiennes aux menaces de M. Trump pourraient leur inspirer un peu de courage.


Ensuite, les foucades du locataire de la Maison blanche sont propres à effrayer les leaders qui lui sont, a priori, les plus favorables. A l’extrême-droite de l’échiquier politique européen, on admire l’homme et l’on partage ses vues, que ce soit sur l’immigration, la lutte contre le « wokisme », le protectionnisme, la haine de l’intégration européenne et des organisations internationales, le protectionnisme ou le climato-scepticisme… Mais on aura du mal à s’accommoder de son impérialisme quand il portera atteinte aux intérêts européens. Les leaders d’extrême-droite les plus désireux de gouverner ne peuvent en effet faire abstraction de l’opinion et des intérêts de leurs électeurs. Passée la jubilation de voir un populiste décomplexé accéder aux plus hautes fonctions, ils devront admettre qu’il ne se soucie pas du sort de ses alliés politiques en Europe, qu'il n'est pas un allié fiable et qu'il n’entend servir que les intérêts de son pays au détriment de ceux des autres.


Cette tension s’est illustrée, dès l’investiture du 20 janvier, par la différence de comportement entre les responsables du RN et ceux de Reconquête! M. Zemmour et Mme Knafo ont tiré une grande fierté de leur invitation à la cérémonie, et n’ont pas tari d’éloges au sujet de M. Trump. Pour les représentants d’un parti aussi marginal que Reconquête!, toute publicité et tout soutien sont bons à prendre. Au contraire, Mme Le Pen et M. Bardella, qui se veulent dignes d’accéder aux plus hautes fonctions, se sont montrés plus circonspects et ne se sont pas rendus à Washington. Quand l’on prétend gouverner la France, on ne peut être tenu pour complice de la guerre commerciale que M. Trump a promis à l’Europe.

 

*


Face à un monde aussi chaotique, il faut garder un peu d’espoir. Celui que les dérives autoritaires des leaders des autres blocs convainquent les citoyens et les responsables européens que notre mode de vie, nos valeurs et notre conception de la politique et des relations internationales méritent d’être défendus. Et que, en conséquence, un sursaut est nécessaire pour éviter un démantèlement de l’Union européenne et sa mise sous tutelle par ses voisins remuants.

Le 16 janvier 2025, la plupart de députés socialistes ont refusé de voter la motion de censure déposée par les élus Insoumis contre le gouvernement. Les Insoumis les avaient pourtant menacés des pires représailles. Ce revirement est le symptôme d’un ras-le-bol côté PS des outrances de leurs encombrants partenaires, mais s’explique aussi par les concessions faites par François Bayrou. Si son gouvernement reste à la merci d’une censure, un premier pas vers un régime parlementaire à la française a sans doute été franchi.

 

Jean-Luc Mélenchon, dans les tribunes de l’Assemblée nationale
Jean-Luc Mélenchon, dans les tribunes de l’Assemblée nationale

 

L’union aux législatives, un vieil impératif électoral

 

Les alliances politiques doivent souvent moins à des enjeux idéologiques qu’à des intérêts électoraux et partisans. Il en va ainsi dans toute démocratie représentative. Pour les élections régies par un scrutin majoritaire, les partis de gauche comme ceux de droite doivent trouver les moyens de s’entendre afin de ménager leurs intérêts électoraux. En France, c’est surtout le cas pour les législatives. La multiplication des candidatures d’un camp est en effet néfaste à ses chances de succès puisqu’il lui faut d’abord accéder au second tour, et donc éviter la dispersion des voix au premier, puis, le cas échéant, rallier toutes les forces disponibles sur le candidat restant. En cas triangulaire ou de quadrangulaire, possibles si d’autres candidats que les deux arrivés en tête obtiennent les voix d'au moins 12,5% des électeurs inscrits, il convient aussi d’imposer des désistements.

 


Robert Fabre (Radicaux de gauche), François Mitterrand (PS) et Georges Marchais (PCF), artisans du Programme commun de la gauche.
Robert Fabre (Radicaux de gauche), François Mitterrand (PS) et Georges Marchais (PCF), artisans du Programme commun de la gauche.

Les enjeux sont similaires aux présidentielles : plusieurs candidatures d’un camp sont envisageables au premier tour, mais point trop n’en faut, et il faut ensuite se mobiliser pour faire battre l’autre finaliste. L’union est devenue particulièrement cruciale dans un contexte politique où dominent trois grandes forces politiques (gauche, centre et droite, et extrême-droite), car accéder au second tour n’a plus rien d’automatique. Ainsi, par trois fois déjà depuis le début du siècle (2002, 2017, 2022), la gauche a été privée de sa place en finale par le RN.

 

Des négociations toujours délicates

 

Depuis les années 1970, les différents partis français de gauche, d’un côté, et de droite, de l’autre (exception faite du FN/RN), ont veillé à trouver un terrain d’entente. Ils se sont notamment partagé les circonscriptions aux élections législatives, ont négocié des accords de désistement et un socle programmatique. Ces ententes n’ont jamais eu de caractère général : elles n’empêchaient pas chaque parti de concourir sous ses propres couleurs aux scrutins régis par la proportionnelle – élections européennes, municipales ou régionales, et législatives de 1986. Ces négociations n’ont jamais été aisées, car elles exigeaient de gros sacrifices, à la fois sur le programme et sur les candidatures. Qu’il s’agisse de l’union de la gauche (PS, PCF, Verts et radicaux de gauche) ou celle de la droite (RPR, UDF et divers-droite – et leurs épigones), cela prenait du temps et il n’était pas rare que des candidats dissidents viennent perturber le jeu, en rejetant les arbitrages nationaux ou les parachutages.

 

La NUPES, le NFP et le diktat des Insoumis

 

Les conditions de négociation de la NUPES (2022) et du NFP (2024) se distinguent des précédents accords de bloc par le caractère déséquilibré des accords obtenus. Pour sceller celui de la NUPES, en 2022, puis celui du NFP, en 2024, J.-L. Mélenchon a en effet adopté les techniques de négociation des acheteurs de la grande distribution. Fondées sur la théorie des jeux, elles prescrivent une attitude brutale et maximaliste : le vainqueur est celui qui persiste dans une démarche non-coopérative, menaçant de faire capoter l’accord si sa demande n’est pas acceptée dans son entièreté.

 

Ainsi, lors des tractations de la NUPES en 2022, M. Mélenchon a brandi ses résultats au premier tour des présidentielles de 2022 (où il avait obtenu 21,95% des voix, contre 4,63% à Yannick Jadot, 2,28% à Fabien Roussel et 1,75% à Anne Hidalgo, arrivée dixième) et exigé que la répartition des circonscriptions s'opère sur ces bases. Mais son succès relatif était le résultat d’un vote utile des électeurs de gauche : jamais LFI n’a pesé 22% dans l’opinion, ni le PS 1,75%. En 2024, les négociations en vue du NFP ont été conduites sur la base de la composition de l’Assemblée sortante, où LFI était surreprésenté, compte tenu de l'accord de 2022 : 75 sièges, contre 31 au PS, 23 aux Ecologistes et 22 aux communistes.


En 2022, d’autres indicateurs auraient pu être pris en compte, comme les scores du PS aux élections territoriales, ou son poids historique dans la vie politique française. De même, en 2024, les résultats des européennes auraient pu constituer le point de départ des discussions : la liste du PS avait obtenu 13,83% des voix le 9 juin, contre 9,89% pour celle des Insoumis. Ces résultats étaient un parfait indicateur du poids relatif des deux formations politiques, quelques jours avant les négociations. Mais, dans les deux cas, les Insoumis n'ont pas plié et obtenu une écrasante majorité des circonscriptions : 360 contre 70 au PS en 2022, et 229 contre 175 au PS en 2024. Les leaders du PS ont préféré la sauvegarde de leurs intérêts personnels – l’obtention de « bonnes » circonscriptions pour eux et leurs proches – à ceux du parti et de sa ligne politique.

 

Présentation du NFP par Manuel Bompard (LFI) en juin 2024
Présentation du NFP par Manuel Bompard (LFI) en juin 2024

Six mois après la création du NFP, le PS a néanmoins choisi de négocier avec le gouvernement de François Bayrou, et n’a pas voté la censure initiée par LFI le 16 janvier 2025 – à l'exception du 8 députés socialistes. Trois raisons expliquent ce revirement stratégique : le rejet de la politique du chaos orchestrée par les Insoumis ; l’attitude excessivement autoritaire de J.L. Mélenchon et de ses amis ; et les talents de négociateur du Premier ministre.

 

Le rejet de la stratégie du chaos

 

La première raison qui explique le changement de pied du PS est sans doute un ras-le-bol vis-à-vis du chaos orchestré par LFI à l’Assemblée nationale depuis 2022. Il est devenu difficile à assumer pour de nombreux élus et militants du PS, qui sont attachés au bon fonctionnement des institutions, sensibles aux risques induits par l’absence de budget, et conscients que tout cela ne profite qu’au RN. Sans rien faire ni rien proposer, Mme Le Pen s’est en effet construit une image de présidentiable, par simple contraste avec les outrances des Insoumis et la faiblesse des leaders du centre et de la droite de gouvernement.


La déclaration de politique générale de François Bayrou, le 14 janvier, a sans doute constitué la goutte de trop pour une partie des élus du PS. La séance a en effet été marquée par une agitation extrême des députés insoumis, qui visait à empêcher le Premier ministre de s’exprimer. Ces élus affirment qu’ils ne font que remplir leur rôle d’opposants politiques, et protester contre le refus de M. Macron de nommer Lucie Castets à Matignon. Mais le caractère systématique et récurrent de leurs vociférations et interpellations est sans précédent sous la V° République. Il y a toujours eu des moments de grande agitation à l’Assemblée nationale, mais la qualité moyenne des débats a connu une dégradation spectaculaire depuis 10 ans à l’initiative des partis extrémistes, peu désireux de contribuer à une délibération fondée sur des échanges argumentés.

 

Une récente étude de Yann Algan, Thomas Renault et Hugo Subtil pour le CEPREMAP démontre ainsi qu’un nombre croissant de députés ont abandonné tout discours rationnel pour se focaliser sur l’expression de leurs émotions et de leur colère, dans des interventions toujours plus courtes et frustes, destinées à complaire aux standards des réseaux sociaux. Cela conduit à créer des clivages irréconciliables sur quasiment tous les sujets et à installer une bronca permanente. Le phénomène n'est pas qu'une réaction à la dissolution de juin dernier : il est sensible depuis longtemps, et résulte de la volonté délibérée de certains leaders de « conflictualiser » tout ce qui peut l’être, afin de rendre le pays ingouvernable.

 

Source: Algan et al., 2025
Source: Algan et al., 2025

Cette attitude radicale a un coût. Les sondages d’opinion montrent que M. Mélenchon est désormais la personnalité politique française qui fait l’objet du rejet le plus fort. Si certains au PS le voyaient comme le leader charismatique qui permettrait à la gauche de l’emporter, ils considèrent désormais son impopularité comme un handicap majeur.

 

Baromètre politique Ipsos-CESI École d'ingénieurs pour La Tribune Dimanche, 11 janvier 2025
Baromètre politique Ipsos-CESI École d'ingénieurs pour La Tribune Dimanche, 11 janvier 2025

Les excès de l’humiliation publique

 

En deuxième lieu, la décision du PS de ne plus suivre la ligne politique du NFP tient à l'attitude des leaders insoumis. Même si l’on est dur en négociation, il importe de ne pas faire perdre la face publiquement à ses interlocuteurs. Afin de contraindre les élus PS à voter la censure, Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard et Mathilde Panot les ont pourtant menacés ouvertement de les faire échouer aux prochaines législatives. Cette perspective structure les négociations depuis les prémisses de la NUPES, mais la clamer sur les réseaux sociaux est maladroit. Certes, les cadre du PS n’ont pas brillé par leur courage depuis 2022, mais ils doivent pouvoir s’abriter derrière un narratif : celui de la nécessité pour les partis de gauche de serrer les rangs pour reprendre le pouvoir. Tant que les menaces restaient circonscrites à des réunions à huis clos, il était possible pour M. Faure et ses amis de présenter une reculade comme un compromis avantageux. Mais les diktats des Insoumis sont désormais publics. Le 19 janvier 2025 (Grand Jury RTL-Le Monde), M. Mélenchon les a réitérés avec la verve qu'on lui connaît, en annonçant que, lors de prochaines élections législatives, « il y aura des candidats de la gauche de rupture dans toutes les circonscriptions » – sous-entendu, y compris dans celles détenues par le PS. Face à ces ultimatums répétés, il n’était plus possible pour les responsables socialistes d’obtempérer sans reconnaître que le NFP n’est ni un mariage d’amour, ni une union de raison, mais une relation BDSM.

 

L’habileté de François Bayrou

 

La troisième raison du refus des socialistes de voter la censure le 16 janvier est l’habileté de François Bayrou et de son entourage, notamment son conseiller Eric Thiers qui a conduit les négociations avec le PS. D’abord, le Premier ministre s’est montré modeste et ouvert au dialogue. Ce n’est pas un champion de la rhétorique et de l’éloquence : il parle de manière simple et accessible, avec même des maladresses qui l’humanisent. Il ne part pas du principe qu’il a la solution à tous les problèmes et que toute discussion n’est qu’une perte de temps. Ensuite, M. Bayrou a pris ostensiblement ses distances avec M. Macron, et obtenu de négocier avec les oppositions sans ingérence de sa part. Pour finir, le Premier ministre était prêt à des concessions. Sur ce point, son attitude diffère de son prédécesseur : Michel Barnier avait lui aussi opté pour le dialogue, mais il entendait trouver son salut dans le soutien passif du RN, et non dans celui du PS.

 

Enfin, le Premier ministre s’est prononcé dans son discours de politique générale du 14 janvier en faveur de l’introduction de la proportionnelle pour les élections législatives. Or, ce mode de scrutin, quelles que soient ses modalités précises, permettrait au PS de reprendre son indépendance vis-à-vis de ses partenaires du NFP, comme ce fut le cas pour les élections européennes de juin 2024. Dans un scrutin proportionnel, les négociations entre les partis ont en effet lieu après les élections – pour définir les contours et le programme d’une majorité – et non avant – pour s’entendre sur des candidatures uniques, comme ce fut le cas en 2022 et 2024.

 


Dessin de Lefèvre, Le Canard Enchaîné, 15 janvier 2025
Dessin de Lefèvre, Le Canard Enchaîné, 15 janvier 2025

Le divorce entre le PS et LFI est consommé

 

François Bayrou a donc provoqué le divorce entre le PS et LFI, qui semblait inévitable depuis quelques mois, compte-tenu du refroidissement des relations entre les deux partis, des divergences de vues sur la conduite à tenir vis-à-vis du gouvernement, et de l’impopularité croissante de M. Mélenchon – y compris chez les électeurs socialistes et écologistes. Personne au PS ne semblait plus se réjouir de la perspective que celui-ci soit l'unique candidat de la gauche lors des prochaines présidentielles, anticipées ou non. Or, toute l’action du leader de LFI était motivée par cela : empêcher d’autres candidatures de gauche par le chantage aux législatives, accéder ainsi au second tour, et l’emporter face à Mme Le Pen par la vertu du front républicain. Un autre scénario se profile désormais.

 


Sondage CSA réalisé du 31 octobre au 2 novembre par questionnaire auto-administré en ligne sur un échantillon national représentatif de 1.013 personnes âgées de plus de 18 ans.
Sondage CSA réalisé du 31 octobre au 2 novembre par questionnaire auto-administré en ligne sur un échantillon national représentatif de 1.013 personnes âgées de plus de 18 ans.

 

Quel avenir pour le gouvernement Bayrou ?

 

Nul ne sait si le gouvernement Bayrou tiendra, et ce pour deux raisons au moins. La première est l'arithmétique : si le RN et l’UDR (les amis d’Eric Ciotti) joignent leurs voix à celle de LFI, des Verts, des communistes et du groupe LIOT, dont le positionnement politique reste incertain, ils totalisent 289 voix et peuvent faire tomber le gouvernement - sans les socialistes.


Composition de l’Assemblée nationale, janvier 2025
Composition de l’Assemblée nationale, janvier 2025

 

En second lieu, la position du PS sur la censure pourrait évoluer. S’il existe une forme d’accord sur le budget, le PS souhaitera peut-être sanctionner le gouvernement quand il sera question d’immigration – sujet sur lequel les Républicains demanderont tôt ou tard des gages – ou de la réforme des retraites – pour laquelle, au-delà de la « pause », les positions de la gauche semblent difficilement compatibles avec celles du bloc central. C’est ce phénomène qui faisait chuter à répétition les gouvernements sous la III° et la IV° Républiques : ils étaient adossés à une coalition de partis, qui avaient accordé leurs positions sur les dossiers-clés du moment, et étaient poussés à la démission sitôt qu’un autre sujet important, sur lequel il n’existait pas d’entente, arrivait à l’agenda de l'Assemblée.

 

Néanmoins, le PS semble durablement acquis à l'idée de négocier avec le gouvernement. On voit mal les députés et les responsables du parti revenir au NFP pour s’y faire gronder en public par M. Mélenchon et ses lieutenants ; car le sort des dissidents insoumis a montré qu’ils ont la rancune tenace.





Surtout, il existe une divergence de fond entre les deux ex-partenaires sur l’agenda politique, et donc des orientations stratégiques inverses. Jean-Luc Mélenchon – tout comme Marine Le Pen, mais pour d’autres raisons – veut pousser Emmanuel Macron à la démission et provoquer des élections présidentielles anticipées. Il est pressé d’en découdre, car il avance en âge (73 ans) et ne veut pas laisser le temps à un candidat de centre-gauche d’émerger – François Hollande, Raphaël Glucksmann, Bernard Cazeneuve ou un autre. Côté PS, on est beaucoup moins pressé, et pour cette même raison : comme les Républicains, les socialistes n’ont pas de candidat naturel à présenter. Deux ans ne seront pas de trop pour le choisir et lui permettre de se faire connaître des électeurs et de mûrir son programme. Le PS, comme LR, est donc désireux de laisser M. Bayrou gouverner, et de tirer profit de l’usure qui affectera sans aucun doute sa famille politique d’ici 2027.

 

Deux premiers-pas vers un régime parlementaire ?

 

En survivant à la censure du 16 janvier, M. Bayrou, a franchi deux pas en direction d’un régime parlementaire à la française.


D’abord, il a gagné son indépendance vis-à-vis du Président de la République. Celui-ci n’intervient plus dans la gestion des questions de politique intérieure et dans les négociations entre le gouvernement et les partis d’opposition, et s’est replié sur les enjeux de politique étrangère, les questions européennes et les activités protocolaires. Le pays vit aujourd’hui en situation de cohabitation, même si M. Bayrou est un soutien historique d’Emmanuel Macron. Ce dernier s’est imposé un dry January médiatique et s’est mis en surplomb des affaires du gouvernement et du jeu des partis – à l’image de ses homologues présidents en Pologne, au Portugal, en Roumanie ou en Finlande.


En second lieu, en provocant l’explosion de fait du NFP, le Premier ministre a permis d'avancer en direction de la logique parlementaire qui seule permettra de sortir de la crise induite par la tripartition de la vie politique française. En effet, ni la gauche, ni l’extrême-droite n’ont les moyens de gouverner, faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale, et il est improbable que de nouvelles élections législatives changent la donne. Rien ne garantit non plus qu’en cas d’élections présidentielles anticipées le nouveau locataire de l’Élysée obtienne une confirmation de sa victoire aux législatives. Il (ou elle) sera élu, comme M. Macron en 2022, par défaut, et il y a fort à parier qu’il devra composer à son tour avec une Assemblée fragmentée. Le pays doit donc apprendre à trouver des compromis parmi les 11 groupes politiques qui forment désormais la représentation nationale. Le fait que le PS et M. Bayrou aient choisi de négocier montre que la possibilité d'un régime parlementaire à la française se dessine.

 

Olivier Costa

Dernière mise à jour : 19 janv.

Lors de ses vœux, mardi soir, Emmanuel Macron a fait une référence énigmatique à sa volonté de consulter les Français en 2025 pour trancher certains sujets déterminants. Il n’en a pas dit plus. Quelles sont ses options en la matière ? Pourquoi a-t-il abattu cette nouvelle carte ? Pourra-t-il rester le maître du jeu politique en s’appuyant sur les citoyens ? Sera-t-il au contraire poussé à la démission ?

 



Emmanuel Macron est un personnage politique clivant. Dès sa première élection, en 2017, il a suscité des réactions épidermiques auprès d’une partie des citoyens et des commentateurs de la vie politique. Il déplaît, évidemment, à ceux dont il a provoqué le naufrage électoral, mais aussi à ceux qui ne supportent pas son style – mélange d’arrogance et de candeur. Le Président se distingue en particulier par sa croyance, apparemment inextinguible, en sa capacité à renverser l’opinion publique par le verbe. Certes, c'est un bon orateur, et il sait écrire. Mais il n’est pas démontré que ses nombreuses interventions télévisées – que ce soit à l’époque de la crise des gilets jaunes, des confinements liés au Covid ou de la séquence politique ouverte par les législatives de 2022 – aient convaincu qui que ce soit de la justesse de sa politique, et rallié les foules à son panache. Ces discours constituent plutôt un exercice de style un peu vain, qui flatte son orgueil, réjouit ses inconditionnels, irrite ses adversaires et laisse les autres indifférents. Il en va de même de ses vœux du 31 décembre, qui ont toujours suscité des réactions globalement négatives, que ce soit sur le fond – jugé partial et détaché de la réalité – ou la forme – considérée comme péremptoire et pédante.

 

Un discours doublement problématique

 

Le discours du 31 décembre 2024 ne fait pas exception. Certes, il a été nettement plus court que d’ordinaire, et moins emphatique. Il a aussi laissé la place, en prélude, à une vidéo retraçant les grands événements de l’année – néanmoins commentés par le Président. En s’abstenant de disserter sur les perspectives pour l’action gouvernementale, et en se focalisant sur les enjeux européens et de long terme, Emmanuel Macron a aussi implicitement reconnu qu’il n’a plus vocation à trancher tous les débats, selon l’approche « jupitérienne » qu’il revendiquait jusqu'alors sans détour. Pour finir, il a reconnu les effets délétères de la dissolution et a admis sa responsabilité en la matière ; c’est un acte de contrition inédit de la part d’un Président qui ne doute pas démesurément de sa clairvoyance et de la pertinence de ses décisions.

 

Ce discours pose néanmoins deux problèmes, et montre qu’Emmanuel Macron n’a toujours pas pleinement pris acte de la situation politique induite par sa réélection poussive en 2022, son refus de négocier avec les partis hors-majorité à l’issue des législatives qui ont suivi, et son choix de dissoudre l’Assemblée en juin dernier.

 

Un Président qui veut garder la main

 

D’abord, le Président n’a pas renoncé au rôle de maître du jeu. En annonçant, avec une dose de mystère, que les Français seraient consultés en 2025, il s’accroche à l’idée qu’il est l’acteur central de la vie politique française, et qu’il est la solution à la crise actuelle, et non pas sa cause. Il conserve la posture d’un joueur de belote qui choisit d’abattre tel ou tel atout au moment qu’il jugera opportun, dans l'espoir d'emporter la partie.



Il a usé de la dissolution de cette façon ; non pas pour sortir d’une impasse politique, en tant que gardien des institutions, mais pour tenter de prendre de court ses adversaires. Il a agi de manière similaire en nommant à Matignon Michel Barnier, puis François Bayrou, tous deux issus de partis très minoritaires à l’Assemblée nationale. Pour ce faire, il a pris tout son temps, ne laissant à personne le loisir de le presser. Durant cette séquence, il a adopté ses décisions en toute indépendance et n’a accepté de consulter les responsables des principaux partis qu’à la marge. En définitive, il a nommé deux gouvernements qui reprennent les fondamentaux du macronisme : un positionnement au centre-droit, avec quelques débauchages sur les franges ; une ligne droitière sur les questions de sécurité, libérale sur l’économie, progressiste sur les enjeux de société, et pro-européenne. Michel Barnier et François Bayrou ont cherché à imposer leurs vues pour le choix des ministres, mais Emmanuel Macron a approuvé chaque nomination – comme l’exige l’article 8 de la Constitution. On peine, ainsi, à trouver dans ces équipes des personnes que l’on pourrait qualifier d’opposants politiques au Président.

 

En somme, alors que le parti présidentiel a été sévèrement défait lors des dernières élections législatives, le pays ne connaît pas une situation de véritable cohabitation mais simplement la recherche par le Premier ministre d’une certaine indépendance. On pourrait objecter que c’est la conséquence d’un paysage politique fragmenté : dans la mesure ou ni le Nouveau front populaire (NFP) ni le Rassemblement national (RN) ne peut prétendre échapper à une motion de censure, il y a une logique politique à gouverner au centre, en essayant d’obtenir le soutien au moins passif – c’est-à-dire l’absence de censure – de députés situés à la gauche et à la droite du bloc présidentiel. Mais le résultat n’en reste pas moins paradoxal : les alliés de M. Macron gouvernent.



Consulter les Français, mais comment ?

 

Le second problème du discours de vœux du Président tient à l’idée même d’une nouvelle consultation des Français. Comme à son habitude, Emmanuel Macron a voulu créer un effet de surprise et s’est gardé de la moindre précision quant à ses intentions, en formulant les choses de manière sibylline : « En 2025, nous continuerons de décider et je vous demanderai aussi de trancher certains de ces sujets déterminants. Car chacun d’entre vous aura un rôle à jouer. » 

 

A priori, le Président a fait référence à la possibilité de référendums sur des sujets controversés. Il avait déjà évoqué cette option par le passé, mais n’en a jamais pris le risque. La situation a changé : s’il refuse d’être cantonné jusqu’en 2027 aux voyages officiels, aux sommets européens et aux inaugurations, il doit pouvoir compter sur de nouveaux alliés. Il n’en trouvera ni à l’Assemblée nationale, ni dans les partis politiques extérieurs au bloc central. Il entend donc s’appuyer sur les citoyens – avec la conviction que ceux-ci oublieront bientôt la séquence chaotique du semestre dernier, et accepteront de s’en remettre une fois encore à lui. Compte tenu de la situation politique et de ses pouvoirs désormais restreints, comment peut-il impliquer les Français ? Trois options s’offrent à lui.


Une nouvelle dissolution 

 

Il peut, d’abord, provoquer une nouvelle dissolution, dès l’été prochain – pour respecter le délai de 12 mois prévu par la Constitution. Le Président n’a pas directement évoqué cette option, mais elle reste un atout dans son jeu. Elle n'est toutefois pas de nature à mettre un terme à la crise politique que la France connaît, car elle aboutira très probablement au même résultat qu’en juillet dernier. Le RN est désormais solidement implanté dans le paysage politique, et le vote pour ce parti ne peut plus être ramené à une forme de protestation conjoncturelle et volatile ; c’est en large partie un vote d’adhésion à des idées et à des leaders. Les partis de gauche restent quant à eux prisonniers, au sein du NFP, du bon vouloir et des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Compte tenu du mode de scrutin en vigueur pour les législatives (scrutin majoritaire uninominal à deux tours), si le PCF, les Verts et le PS veulent conserver un nombre décent de sièges à l’Assemblée nationale, ils doivent demeurer dans le NFP – et soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux prochaines présidentielles. A défaut, les Insoumis présenteraient un candidat dans chaque circonscription aux législatives, ruinant ainsi les chances d’un grand nombre de sortants du NFP d’accéder au second tour du scrutin. Il est donc improbable que les lignes bougent à gauche. Du côté de la majorité présidentielle, la situation n’est pas meilleure, avec un risque de candidatures multiples au centre et à droite, et une possible réticence générale à renouveler le Front républicain qui avait permis aux alliés du Président de limiter les dégâts l'été dernier. Dans un paysage partisan inchangé, les mêmes causes conduiront aux mêmes conséquences : une Assemblée dépourvue de majorité et des perspectives de survie réduites pour le gouvernement, quel qu’il soit.


Des référendums

 

Le projet de consultation des Français peut, en deuxième lieu, renvoyer à un ou plusieurs référendums – et c’est l’idée qui vient le plus spontanément à l’esprit quand on écoute Emmanuel Macron. L’histoire a toutefois montré que l’instrument est d’un maniement délicat, surtout en France. Si le Président est à l’origine de la consultation – ce qui a été le cas pour les 9 référendums organisés depuis l’entrée en vigueur de la V° République – celle-ci a tôt fait de se transformer en plébiscite. Les citoyens ne répondent plus seulement à la question posée, mais manifestent aussi leur soutien ou leur hostilité au Chef de l’État. Sa popularité a donc une incidence directe sur les résultats du scrutin. En outre, l’on voit mal les leaders de l’opposition donner une réponse objective à la question posée par le Président. Quelle qu’elle soit, il est improbable que Marine le Pen ou Jean-Luc Mélenchon appellent à voter dans le sens qu’il suggère. Au contraire, leur ambition sera sans doute de le voir désavoué et poussé à la démission – comme ce fut le cas pour Charles de Gaulle en 1969, après le référendum perdu sur la réforme du Sénat et la création de régions.



Enfin, un référendum est peu susceptible de contribuer à la réconciliation des Français que le Président appelle de ses vœux, puisqu’il conduit à réduire un débat souvent complexe à deux options simplistes – « oui » ou « non » – et à diviser le corps électoral en deux camps antagonistes.


Une nouvelle Convention citoyenne

 

En troisième lieu, l’idée d’une consultation des citoyens peut impliquer le recours à des dispositifs délibératifs ou participatifs, tels que la Convention citoyenne pour le climat, organisée de fait à l’initiative d’Emmanuel Macron en 2019. Ces exercices sont certes louables dans leur principe, mais ils comportent de nombreuses limites quant à leur capacité à légitimer l’action publique.



D’abord, il importe qu’ils soient suivis d’effets, ce qui n'est pas toujours le cas. Ces instruments sont en effet aussi utilisés pour des besoins de communication, pour satisfaire les attentes de certains groupes ou pour calmer les esprits, et non pour orienter réellement l’action publique. La mise en œuvre de leurs conclusions est d’ailleurs souvent problématique : les participants à une convention citoyenne tendent à adopter des positions maximalistes, en net décalage avec l’état de l’opinion publique et les attentes des différentes composantes de la société – associations, acteurs économiques, élus locaux, technostructure, partis, groupes d’intérêts… Un citoyen qui s’implique dans un débat donné sera tenté d’appuyer des demandes ambitieuses, qui feront abstraction d’autres enjeux et de certains obstacles – juridiques, techniques, politiques, budgétaires… Par ailleurs, si l’existence d’une telle consultation peut contribuer à ramener la paix sociale en temps de crise, elle n’est pas susceptible de rétablir durablement la confiance des citoyens dans les institutions ou de raviver la concorde nationale. Enfin, certains citoyens peuvent, à juste titre, considérer que les participants à ces dispositifs, qu’ils soient volontaires ou tirés au sort, ne disposent d’aucune légitimité pour adopter des décisions collectives, et que cette tâche appartient aux élus.

 

L'hypothèse de la démission

 

Il reste une quatrième option, celle que réclament bruyamment Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Ils sont en effet tous deux désireux de hâter le calendrier électoral, l'une pour prendre de vitesse les juges et éviter une possible peine d'inéligibilité, l'autre pour anticiper l'inévitable implosion du NFP. Cette hypothèse implique une démission d’Emmanuel Macron et l’organisation d’élections présidentielles sans attendre 2027. Le Président paraît exclure cette option : il l’a indiqué à plusieurs reprises depuis l’été et a inscrit son action dans la durée lors de son récent discours de vœux. Il reste que si l’Assemblée nationale fait tomber les gouvernements de manière répétée, y compris à l’issue de possibles nouvelles législatives cet automne, le Président y sera politiquement contraint afin de débloquer la situation.

 

Des élections présidentielles anticipées ne semblent toutefois pas susceptibles d'effacer la crise politique actuelle, car elles conforteraient la tripartition de la vie politique française que l’on connaît, et ruineraient les efforts entrepris depuis juillet dernier pour appeler les partis politiques à dialoguer de manière constructive. En effet, ce scrutin induit mécaniquement des divisions : les différents partis se rangent derrière leurs candidats respectifs et récusent par principe toute forme de coopération avec leurs adversaires. Si les élections avaient lieu en 2025, elles prendraient la forme d’une compétition entre les leaders des trois blocs qui structurent aujourd’hui la vie politique française : le NFP, le centre allié à la droite, et l’extrême-droite. Le vainqueur serait majoritaire dans les urnes, par la force d’un second tour limité à deux protagonistes, mais sans doute minoritaire dans l’opinion. En outre, rien n’indique qu’il ou elle serait capable de trouver une majorité stable à l’issue des élections législatives qui suivraient. Les institutions de la V° République ont certes été pensées et réformées dans cet objectif, mais le précédent de 2022 montre que la validation du résultat des présidentielles par les législatives n’a rien d’automatique quand la bipolarisation n'est plus la norme.

 

Une annonce pour se venger de François Bayrou ?


En somme, l’idée d’une consultation des citoyens en 2025, sous quelque forme que ce soit, n’est la garantie de rien. Elle est au contraire de nature à affaiblir le gouvernement de François Bayrou au moment où il prend ses marques. La promesse d’Emmanuel Macron semble en effet partir du principe qu’il échouera à trouver les majorités requises et à s’inscrire dans le temps, et qu’il faudra vite consulter à nouveau les Français pour surmonter une situation de blocage ou une nouvelle censure. Il est vrai qu’une analyse objective des choses n’incite pas à miser sur un succès du gouvernement Bayrou, mais le Président est censé donner le change et soutenir son Premier ministre, pas faire des pronostics à destination des parieurs.



Le fait que François Bayrou ait contraint Emmanuel Macron à le nommer à Matignon, en menaçant de quitter le bloc central avec les 36 députés du MoDem, n’est sans doute pas étranger à la référence du Président à la consultation des Français... On ne tord pas impunément le bras d’un homme qui entend, contre vents et marées, rester le maître du jeu politique français.

 

Olivier Costa

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