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Dans ce blog, je publie régulièrement des textes sur des sujets d'actualité. J'en reprends certains en anglais.

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Longue interview pour « The Paper » (Shanghai) au sujet de la crise politique en France. Il s'agit du plus important site web chinois pour l’actualité politique et sociale, réputé assez proche du pouvoir.


Voici une traduction en français du texte en anglais envoyé au journaliste en réponse à ses questions – remarquablement pertinentes.

 

 

 

 « Une Sixième République est improbable et la ‘crise Macron’ fragilise l'autonomie de l'Europe »

 


The Paper : Emmanuel Macron a nommé sept Premiers ministres au cours de ses deux mandats présidentiels. Selon vous, quelle est la clé de l'impasse politique actuelle en France ? Existe-t-il une solution ?

 

Olivier Costa : Il y a de nombreux facteurs qui expliquent la situation politique complexe de la France. Je me limiterai ici à trois.

 

Le premier, c'est un contexte global de sentiment de déclin économique, politique, environnemental, social, je dirais presque civilisationnel, qui affecte tous les pays occidentaux.

 

Le deuxième, c'est la crise de confiance dans les institutions politiques qui est liée à ce sentiment de déclin : l'idée que les responsables politiques qui ont gouverné la France depuis la Seconde Guerre mondiale ont échoué, qu'ils ont parfois menti, parfois été mauvais, que certains sont corrompus, qu'on ne peut pas leur faire confiance. Tout ça induit un rejet de la politique et profite à des partis radicaux.

 

Ce qui nous amène au troisième problème : le régime politique français est fait pour une logique de bipolarisation et d'alternance au pouvoir de la gauche et de la droite. Or aujourd'hui on est dans une situation de tripolarisation : trois forces politiques, la gauche et l'extrême gauche, le centre et la droite, et l'extrême droite, et aucune de ces forces n'a la majorité à l'assemblée et aucune n'accepte de gouverner avec l'une des autres.

 

Il n'y a pas de solution simple à cette situation. Une serait d'accepter l'idée que les institutions françaises ne sont plus en adéquation avec la structure politique du pays. On pourrait, par exemple, changer de mode de scrutin aux élections législatives pour un scrutin proportionnel et réviser à la baisse les pouvoirs du président, qui est désormais à chaque fois mal élu et n'a plus la légitimité politique pour jouer le rôle central qui était le sien dans les années 60, 80 ou 90.

 

 

The Paper : L’un des défis majeurs auxquels le gouvernement français est confronté est de devoir suspendre son projet de relèvement de l’âge de la retraite, une mesure considérée comme une atteinte à un droit fondamental par de nombreux Français et l’un des principaux héritages de Macron. Pourquoi cette réforme est-elle impopulaire ? Pourquoi les réformes des retraites rencontrent-elles moins de résistance dans d’autres pays qu’en France ?

 

O.C. : Les citoyens français ont deux caractéristiques.

 

La première, c'est qu'ils sont très attachés à leurs droits sociaux. Les conquêtes sociales font vraiment partie du narratif français, et la retraite est une des plus emblématiques. Donc les gens sont particulièrement attachés à ce droit acquis de partir à la retraite à 60 ou 62 ans. Repousser l'âge de la retraite, c'est symbolique d'une forme de violence à l'égard des travailleurs, de régression sociale. Et c'est aussi considéré comme une injustice sociale, compte tenu du fait que, selon la profession que l'on exerce, son espérance de vie en bonne santé n'est pas la même, et du fait que les gens très aisés peuvent arrêter de travailler tôt. C'est donc mal vécu, notamment par ceux qui exercent des professions pénibles.

 

La deuxième raison pour laquelle la réforme des retraites passe mal, c'est que toutes les réformes passent mal en France. La France est un pays difficile à gouverner parce que les citoyens français sont très rétifs aux réformes d’une manière générale, que la vie politique a toujours été très polarisée, et que les citoyens ont une sorte de romantisme du conflit social et certains même un réflexe de l'insurrection.

 

Donc en France, on n'est pas très capables de faire des grandes réformes, surtout quand elles sont impopulaires, que ce soit une réforme fiscale, socio-économique ou des retraites.

 

La question des retraites est néanmoins cruciale parce qu'une partie de la dette de la France est liée au déficit du régime des retraites. C'est une question qui restera donc à l'agenda dans les années qui viennent. Je pense qu'il est possible d'avoir une réforme, mais il faudra qu’elle prenne mieux en compte les spécificités des travailleurs qui ont les emplois les plus difficiles.

 

 

The Paper : Certains affirment que la crise actuelle en France est le résultat d’un réseau complexe de problèmes, notamment les inégalités financières et sociales, la faiblesse des partis politiques et la montée de l’extrême droite. Si Macron n’en est pas la seule cause, il a accéléré ces crises. Qu’en pensez-vous ?


O.C. : Effectivement, la crise politique en France, je l'ai dit précédemment, est le résultat de la conjonction de toute une série de facteurs. Ensuite, Emmanuel Macron est particulièrement visé comme responsable pour deux raisons.

 

Premièrement, parce que dans la vie politique française, le président a un rôle central et éminent. On attend toujours énormément du président de la République qui est censé apporter des solutions à tout et à tout le monde. Compte tenu des difficultés actuelles du pays, compte tenu de l'environnement international plus complexe, de la remise en cause du leadership des pays occidentaux, la frustration domine. Et c'est à Macron que l'on s'en prend assez spontanément.

 

La deuxième chose, c'est qu’Emmanuel Macron a un style de gouvernance qui irrite. Il a une personnalité très forte, il est intelligent et le sait, il n'est pas toujours très subtil dans sa communication, il n'a pas une grande capacité à prêter attention aux autres. Il a eu un style relativement brutal depuis son élection et c'est ce style qui ne passe plus. Cette difficulté qu'a Emmanuel Macron à écouter les autres, à respecter les oppositions, à être réellement dans la concertation. Les citoyens ont le sentiment qu'il n'écoute jamais rien ni personne, et qu'il se prévaut du fait d'avoir été élu pour tout imposer sans discussion, alors que, au moins en 2022, il l’a été par défaut.

 

C'est un mode de gouvernement qui ne convient plus. C'est pour cela que je disais précédemment que les institutions françaises ne correspondent plus à la structuration politique du pays, mais peut-être plus non plus aux attentes des citoyens qui appréciaient ce leadership technocratique et raide dans les années 80 ou les années 90, mais ne le tolèrent plus aujourd'hui.

 

 

The Paper : Macron a toujours affirmé qu’il resterait au pouvoir jusqu’aux élections de 2027. Mais serait-il bénéfique pour la France qu’il démissionne, comme l’a réclamé l’ancien Premier ministre Edouard Philippe ? Que ferait Macron si le deuxième gouvernement Lecornu s’effondrait ? Le RN prendrait-il le pouvoir ?

 

O.C. : Effectivement, un nombre croissant de personnes appellent Emmanuel Macron à démissionner. Il y a ceux qui le font pour des raisons stratégiques : Jean-Luc Mélenchon, parce qu'il commence à être gagné par l'âge, Marine Le Pen, parce qu'elle veut profiter de son avantage dans l’opinion. Maintenant, il y a aussi des surprises, comme Édouard Philippe, qui a été le premier Premier ministre d'Emmanuel Macron et qui lui aussi a dit que, pour sortir de la crise, il faudrait aller de nouveau aux élections présidentielles. Pourquoi pas ? C'est vrai qu'il y a un vrai ras-le-bol vis-à-vis d'Emmanuel Macron.

 

Maintenant, je ne suis pas certain que si on avait un nouveau président il trouverait une majorité à l’Assemblée nationale. Le nouveau président n'aurait pas de majorité à l'Assemblée après son élection, puisqu'il n'y en a pas. Il pourrait décider de dissoudre mais il y a de bonnes chances pour des élections législatives aboutissent à la même situation qu’aujourd’hui. En effet, le mode de scrutin force les citoyens à choisir un candidat aux présidentielles ; il peut donc se prévaloir d’une majorité. Mais pour les élections législatives, ça n'est pas le cas : chaque élu a une majorité, mais l’Assemblée peut être très fragmentée.

 

C'est en ce sens que les institutions de la Cinquième sont usées. Avant, on vivait dans l'idée que lorsqu'un président a été élu, les élections législatives confirment ce résultat et lui donnent une majorité, parce qu'il y a une dynamique dans la population. Mais je doute qu’un des candidats actuels à la présidence soit capable d'inspirer un tel mouvement de ralliement.

 

Si le gouvernement Lecornu est censuré, effectivement Emmanuel Macron sera dans une situation difficile. Il aura finalement deux solutions.

 

Nommer un autre premier ministre, avec deux options. Choisir un gouvernement qu'on dit « technique », comme on le connaît en Italie, mais je n'y crois pas. Lecornu a déjà un peu ce profil et il y a des ministres issus de la société civile ; surtout les citoyens français sont en demande de tout, sauf d’un gouvernement technique ou technocratique. La seconde option serait de nommer un premier ministre d'opposition, que ce soit de gauche ou de la droite dure. Mais il n'y aurait de majorité ni pour l'un ni pour l'autre.

 

Donc la deuxième solution pour Emmanuel Macron serait de dissoudre l'Assemblée nationale à nouveau. Mais il y a toutes les chances qu'on se retrouve avec une institution de nouveau très morcelée, et donc qu'on en soit rendu au même point qu’aujourd’hui. Un autre scénario se dégage toutefois. Si l’extrême-droite fait un gros score, comme c’est probable, et passe de 120 à 240 sièges, il se trouverait sans doute 50 députés chez les Républicains pour accepter une coalition entre la droite et l'extrême droite telle qu'on la connaît par exemple en Italie. Dans ce cas-là on aurait une majorité stable avec un gouvernement situé très à droite. Mais l’Assemblée serait encore plus polarisée et conflictuelle qu’elle n'est actuellement, et gouverner ne serait pas aisé.

 

 

The Paper : En France, le pouvoir politique alterne généralement entre le Parti socialiste (gauche) et les Républicains (droite). Emmanuel Macron a rompu avec cette tradition en menant son parti En Marche à la victoire aux élections de 2017, ce qui lui a valu la réputation de transcender le clivage gauche-droite. Cependant, il n’a pas réussi à unifier les partis politiques et a même créé un consensus au sein de l’opposition contre lui. Comment évaluez-vous le mandat de Macron ? Quelle est la cause profonde de sa perte de confiance ?

 

O.C. : Emmanuel Macron s'est fait élire en jouant sur les faiblesses des deux partis traditionnels en France, plus précisément en jouant sur un clivage entre les pro-européens et les anti-européens à gauche comme à droite. Il a réuni sous sa bannière les socialistes pro-européens, pro-globalisation, disons les sociaux-démocrates, et les électeurs de droite pro-européens, les modérés, les libéraux – à l’exclusion des conservateurs. En faisant ça, il a créé la tripartition de la vie politique dont je parlais, avec une gauche relativement dure, un centre et une droite qui soutient Emmanuel Macron, et une extrême droite très hostile. Il a effectivement créé deux oppositions et rendu le pays ingouvernable.

 

Aujourd’hui, Emmanuel Macron est confronté au schéma politique qu'il a créé pour se faire élire. Sa base électorale décline, parce que les gens sont insatisfaits, et vont donc voter soit avec la gauche, soit avec l'extrême droite, contre lui. Macron a surestimé sa capacité à inscrire le macronisme dans la durée. L'histoire politique de la Cinquième a montré que des partis politiques ont le plus souvent été créés pour servir les ambitions présidentielles d'un candidat, mais qu'ils n'ont jamais réellement survécu au départ de ce candidat, et qu'une certaine confusion s'en suivait, avec notamment des conflits de succession. On note aussi que les présidents sortants ont toujours été trahis par leur entourage ; ceux qui envisagent d’être candidats doivent tuer le père et prendre leurs distances avec un Président devenu impopulaire.

 

A la décharge d’Emmanuel Macron, on constate des configurations politiques similaires partout en Europe, avec une montée en puissance de partis radicaux anti-européens à droite comme à gauche, et un écrasement des forces modérées du centre-gauche et du centre-droit. Il n’a fait que mettre le phénomène à profit : il ne l’a pas créé.

 

 

The Paper : Après les élections législatives de 2024, l’Assemblée nationale s’est caractérisée par un équilibre des pouvoirs intransigeant entre les factions de gauche, du centre et de droite, ce qui a entraîné de fréquentes impasses politiques. Cependant, certains analystes estiment que le sentiment de crise politique française ne provient pas des élections législatives de 2024, mais de 1958, année où le président de l’époque, Charles de Gaulle, a instauré la Cinquième République. Dans le système semi-présidentiel, le président est le chef de l’État et dispose de pouvoirs tels que la nomination du Premier ministre et la dissolution de l’Assemblée. Aujourd’hui, les pouvoirs du président sont jugés excessifs, ce qui conduit certains à affirmer que le système a évolué vers un « système super-présidentiel ». Pensez-vous que cela soit exact ?

 

O.C. : Oui on peut dire que la crise actuelle est le résultat du régime semi-présidentiel qu'on connaît en France. Il est très efficace tant qu'il y a une majorité claire qui soutient un président mais devient inefficace quand ce n'est pas le cas.

 

Depuis 1986, on a eu trois situations de cohabitation, entre un Président et un premier ministre politiquement opposés, mais il y avait dans ce cas une majorité claire pour l'opposition. Le président se focalisait sur les questions internationales, et le gouvernement avait le contrôle.

 

Aujourd'hui on n'a plus une majorité du tout. Et on peut dire que c'est un produit de la Cinquième République, parce que sa particularité c'est la concurrence entre deux formes de légitimité électorale (Président et Assemblée nationale), qui peut se traduire par en une concurrence entre les deux. Quand c’est le cas, le gouvernement est tiraillé entre le Président et le Parlement.

 

La France n'est pas le seul pays en Europe à avoir un président directement élu ; il y en a une dizaine. Mais dans les autres pays, le président élu n'est pas un leader politique en activité, ce n'est pas un chef de parti qui gouverne tout. C'est quelqu'un qui a de l’expérience, qui est en surplomb, qui est une autorité morale, qui veille aux intérêts du pays et ne se mêle pas de la vie politique au quotidien.

 

Le problème, c'est qu'Emmanuel Macron a refusé en 2022 d'endosser ce rôle, de se mettre dans la position du président au Portugal, en Finlande ou en Roumanie, et a continué à s'ingérer dans la gestion de chaque dossier. Même avec le deuxième gouvernement Lecornu, il a imposé des ministres. Cela a créé un rejet très vif du gouvernement par les citoyens français et rendu le pays ingouvernable. Donc c'est vrai que cette dérive super-présidentielle est la cause des difficultés actuelles.

 

Ensuite, je modérerais quand même les critiques vis-à-vis de la Cinquième République, parce que dans toutes les démocraties avancées les citoyens sont de plus en plus demandeurs de participation, d’ouverture, de délibération, mais aussi, paradoxalement, d'un leadership fort efficace capable de gouverner le pays. Or, c'est ce qu'on avait en France avec le Président de la République, et ce qu'on n'a pas dans des pays comme la Belgique, l'Allemagne ou le Danemark, où souvent la fragmentation du Parlement engendre l’inaction politique. Et on sait qu'il y a une fascination croissante chez une partie de l'opinion publique pour des leaders comme Vladimir Putin, Donald Trump, Xi Jinping et Recep Tayyip Erdoğan, capables de décider rapidement sans consulter personne.

 


The Paper : Jean-Luc Mélenchon, chef de file du mouvement « La France insoumise », a appelé à l'instauration d'une Sixième République. Cet appel est-il réaliste ? A quoi ressemblerait-elle ? Certains ont également suggéré qu'un retour à un système plus parlementaire entraînerait une répétition de l'instabilité politique des Troisième et Quatrième Républiques. Ce modèle est-il applicable à la France aujourd'hui ?

 

O.C. : Certains appellent effectivement à la création d'une Sixième République, mais il y a deux problèmes. D'abord, il faudrait réunir un très large consensus dans la population et au Parlement, et ça n'est absolument pas le cas. Changer la Constitution, c'est quelque chose de compliqué, et je ne vois pas comment on pourrait y arriver à l’heure actuelle. Et quand bien même on y parviendrait, j’ignore qu'elle serait la route à poursuivre, parce qu'il n'y a pas de consensus sur les institutions qu'il faudrait adopter. Quelqu'un comme Jean-Luc Mélenchon, qui appelle à une Sixième République, fait partie de ces responsables politiques qui critiquent l'omnipotence du Président quand ils sont dans l'opposition, mais ne rêvent que de cela une fois au pouvoir. Donc l’hypothèse d’un changement de régime n'est pas très crédible.

 

Je pense qu'on peut faire fonctionner les institutions de la Cinquième République comme un régime parlementaire, en procédant à des réformes mineures. Il faut d’abord qu'il y ait un changement d'attitude de la part du Président, qui, comme je l'ai dit, doit accepter de se mettre en retrait et en surplomb, de laisser le gouvernement gouverner, et de ne pas s’afficher dans les médias en permanence.

 

Il faudrait ensuite changer le mode de scrutin aux législatives pour modifier la logique entre les partis politiques. Aujourd'hui, avec le mode de scrutin majoritaire à deux tours, les partis politiques font des coalitions avant les élections : leur but est de se mettre d'accord sur le nom d'un seul candidat par grand bloc politique (gauche, centre et droite, extrême-droite) dans chaque circonscription. Mais une fois l'élection passée, les partis sont prisonniers de ces accords, et ne sont pas capables de négocier les uns avec les autres, hors des blocs, pour trouver une majorité. On le voit très bien aujourd'hui avec les socialistes, qui ont du mal à prendre leur indépendance vis-à-vis des Verts et de La France insoumise pour négocier avec le Premier ministre. Leurs partenaires les menacent de présenter les candidats contre eux lors des prochaines élections législatives ou même des élections locales.

 

Si on changeait le mode de scrutin pour la proportionnelle, chaque parti politique pourrait aller aux élections législatives de son côté et les alliances se feraient après le scrutin, comme ça se fait dans les vrais régimes parlementaires. On pourrait avoir une meilleure qualité de discussion et de négociation entre les partis politiques représentés à l’Assemblée, pour voir qui serait prêt à gouverner avec qui et sur la base de quel programme.

 

La proportionnelle et un allègement de la centralité du Président permettraient de dépasser certains blocages actuels. Ce qu'il faudrait surtout, c'est que les élections présidentielles cessent d'être l'obsession de tout le monde en France, parce que cela empêche toute coalition à l'Assemblée nationale. En effet, les leaders des partis n'ont pas pour objectif de participer au gouvernement mais de gagner les élections présidentielles. Et on a plus de chances de le faire si on est tranquillement dans l'opposition, que si on est dans la majorité qui gouverne.

 

 

The Paper : Que signifient les troubles politiques en France pour l’Europe ?

 

O.C. : La situation française n’est pas bonne pour l'Union européenne parce qu’elle est confrontée depuis dix ans à un manque de leadership. Les responsables politiques de l'Union eux-mêmes n'ont pas l'autorité pour prendre de grandes initiatives, proposer des réformes majeures. Cela doit venir des États membres. Le problème, c'est que ça fait dix ans qu'on n'a pas eu un leadership fort au niveau national. Angela Merkel est partie, et ses successeurs n’ont pas été très convaincants. M. Sanchez, en Espagne, est isolé à gauche. Mme Meloni, en Italie, est isolée à droite. Il y avait Emmanuel Macron dans une position relativement centrale en 2017, mais assez rapidement il a été confronté à des difficultés politiques en France et il n'a pas pu être aussi actif qu'il le voulait à l'échelle européenne. Il a aussi manqué d’alliés.

 

Donc les difficultés de la France sont un handicap de plus pour l'Union européenne. Là où pourrait y avoir un vrai problème, c’est si l'extrême droite arrivait au pouvoir en France. Le Rassemblement national a des positions très eurosceptiques et relativement pro-russes et pro-américaines. Son succès bloquerait toute perspective d'approfondissement de l'intégration européenne et d’affirmation de l’Union comme une puissance à part entière.

Interview au Journal Spécial des Sociétés, 7 octobre 2025, par Jonathan Baudoin

 


La démission du Premier ministre, lundi 6 octobre, accentue une crise politique latente en France depuis les élections législatives de 2024, estime le politologue Olivier Costa. Au cœur de cette crise : l’obsession pour l’élection présidentielle et une inadaptation des institutions de la Vème République à la fragmentation de la vie politique, analyse le directeur de recherches au CNRS.

 

Sébastien Lecornu - Crédits: ArnoD27, licence Creative Commons
Sébastien Lecornu - Crédits: ArnoD27, licence Creative Commons


Journal Spécial des Sociétés : En quoi la démission du Premier ministre Sébastien Lecornu et de son gouvernement est inédite sous la Vème République ?

 

Sébastien Lecornu a battu le record du monde du gouvernement le plus court. Il n’a même pas eu le temps de présenter son équipe au complet. Moins de 24 heures après l’annonce des premiers arbitrages, il a été poussé à la démission par les dissensions au sein de l’équipe formée.

Cela, à mon sens, est inédit en France. J’aurais même du mal à trouver des exemples similaires dans des pays étrangers. Normalement, soit il y a un accord de gouvernement, soit il n’y en a pas. Mais le fait qu’on présente un gouvernement comme s’il y avait un accord et qu’un des principaux ministres fasse tout de suite part de ses états d’âme quant à la composition de ce gouvernement, je ne vois pas de précédent.

 

JSS : Pour quelles raisons cette démission ouvre une crise politique majeure dans l’histoire de la France contemporaine ?

 

En réalité, cela acte ce que bien des personnes, moi y compris, disent depuis longtemps. À savoir que ce qui empêche le fonctionnement des institutions françaises selon une logique parlementaire, c’est cette obsession pour l’élection présidentielle. On en a la démonstration par l’absurde.

En théorie, rien ne s’oppose à ce que les institutions françaises fonctionnent comme un régime parlementaire : on procède à des élections législatives et ensuite, on essaye de trouver une majorité pour gouverner. Il peut y avoir une majorité claire, comme on en a eu l’habitude en France jusqu’en 2022. Ou bien il n’y a pas de majorité d’emblée, parce que le paysage politique est plus fragmenté, comme en Belgique, en Italie, en Allemagne. Et dans ce cas-là, il faut qu’un certain nombre de partis s’entendent pour trouver une majorité et gouverner.

Or, dans un régime parlementaire classique, soit il n’y a pas d’élection présidentielle au suffrage universel, soit c’est une élection de moindre importance. Dans les deux cas, le but premier des partis politiques est d’entrer au gouvernement. Chacun va faire des compromis pour cela. En France, ce n’est pas possible, car le but ultime des partis politiques et de leurs leaders est de faire triompher un candidat à l’Élysée.

 

JSS : L’échéance prochaine de l’élection présidentielle explique donc en partie l’impasse politique dans laquelle s’est trouvé Sébastien Lecornu, selon vous…

 

Oui, car pour préparer l’élection présidentielle de 2027, il est plus confortable d’être dans l’opposition et de tirer à boulets rouges sur le gouvernement que de prendre ses responsabilités et d’y participer.

La démission de Monsieur Lecornu vient démontrer ce vice de conception de la Vème République, qui fonctionne très bien tant qu’on a des majorités claires à l’Assemblée nationale, que ce soit avec le président ou contre lui, quand il y a cohabitation.

 

JSS : Pouvez-vous expliquer pourquoi ce modèle institutionnel ne fonctionne plus aujourd’hui ?

 

La Vème République a été pensée dans une logique de bipolarisation, pour en finir avec la IIIème et la IVème Républiques, qui étaient des régimes avec une grande fragmentation partisane et une grande instabilité gouvernementale. Ce qu’ont voulu Michel Debré et Charles De Gaulle, c’était un régime qui favorise la stabilité au profit de l’exécutif. L’élection présidentielle au suffrage universel direct et le scrutin majoritaire à deux tours étaient censés renforcer cette bipolarisation, puisqu’au second tour s’affrontent deux candidats, en principe ceux des deux blocs, gauche et droite. Tout le monde a donc intérêt à se placer dans leur sillage, à s’unir. Cela a été le cas pendant très longtemps : à gauche sous Mitterrand, à droite avec l’UDF et le RPR.

Aujourd’hui, à gauche, c’est la débandade. Les socialistes et les communistes ont refusé de se rendre à l’invitation de Marine Tondelier qui voulait réunir les partenaires du NFP. À droite, il y a des divisions profondes entre ceux qui pourraient envisager de travailler avec les centristes et la gauche, et ceux qui évoquent une alliance avec le Rassemblement national. On est de fait dans une configuration à cinq blocs…

Les institutions n’ont pas été faites pour fonctionner avec une telle fragmentation politique. L’élection présidentielle, qui reste centrale dans le jeu, entre en contradiction totale avec cette configuration, car elle repose sur l’idée d’une vie politique bipolarisée : la gauche contre la droite.

 

JSS: Quelles conséquences cette crise pourrait-elle avoir sur la démocratie et sur l’avenir de la Vème République ?

 

Cette crise accentue la perte de confiance des citoyens dans nos institutions et dans la classe politique, qui semble incapable de remédier aux problèmes du pays. Cela prépare l’avènement du Rassemblement national (RN), car on se trouve dans un nouveau cycle dégagiste qui peut bénéficier à l’extrême-droite. Et, on a un peu le sentiment que tous les responsables politiques français se mobilisent pour faire en sorte que le ou la prochain président.e soit issu de ce parti, qui prône un discours de rupture avec « le vieux monde ».

Cela prépare l’avènement du Rassemblement national. On a un peu le sentiment que tous les responsables politiques français se mobilisent pour faire en sorte que le prochain président, la prochaine présidente, soit issu du RN. 

Quant à la fin de la Vème République, on est face à un problème insondable. Pour envisager une réforme des institutions, il faudrait un consensus très large. On ne l’a pas, ne serait-ce que pour adopter un budget…

 

JSS : Quelles perspectives de sortie de crise compte tenu de la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron depuis son arrivée à l’Élysée, selon vous ?

 

Je pense qu’Emmanuel Macron ne démissionnera pas. On sait qu’Édouard Philippe l’a appelé à le faire, mais ce n’est pas dans le tempérament du président d’accepter cette idée. Partant de là, il n’y a que deux scénarios. Le premier, c’est un nouveau Premier ministre. On voit des appels à un gouvernement de cohabitation à gauche comme à droite. Le problème reste qu’aucun bloc n’est capable de trouver une majorité à l’Assemblée.

Une autre solution serait de nommer un gouvernement technique. C’est ce qu’a également proposé Édouard Philippe. Un Premier ministre qui ferait consensus, gérerait les affaires courantes, se débrouillerait pour faire voter un budget et pour qu’on puisse attendre les présidentielles. Mais la notion de gouvernement technique ne fait pas partie de la culture politique française. Quelle que soit la personne qui serait nommée, je pense qu’elle serait l’objet de manœuvres politiques des partis qui auraient envie d’en découdre.

Le deuxième scénario, c’est une dissolution. Avec deux déclinaisons possibles. Soit une Assemblée semblable à celle qu’on connaît actuellement. Soit un RN avec 250 sièges, ce qui correspond aux intentions de vote actuelles. Et donc la tentation pour 40 à 50 députés de la droite classique de gouverner avec le RN. On aurait pu éviter tout cela si on avait proposé, juste après les élections législatives l’an passé, un changement de mode scrutin en passant à la proportionnelle. Celle-ci n’aurait pas changé grand-chose à la composition de l’Assemblée, mais elle aurait réorienté les jeux stratégiques. En France, notre mode de scrutin encourage les partis politiques à faire des alliances avant les élections et ne leur permet pas de s’en défaire après.

Avec la proportionnelle, chaque parti irait aux élections sous ses propres couleurs, comme pour les élections européennes ; ensuite, ils seraient libres de négocier entre eux pour trouver une majorité. Un changement de mode de scrutin permettrait de faire entrer le pays dans une logique parlementaire en facilitant le dialogue entre les forces politiques, qui est la norme dans les régimes parlementaires.

 

Avec la démission de Sébastien Lecornu moins de 24 heures après l’annonce de la composition de son gouvernement, l’heure est grave. Pourtant, Emmanuel Macron fait comme si tout était normal, comme s’il n’avait jamais failli et comme s’il n’avait pas été réélu par défaut. A sa demande, le Premier ministre démissionnaire persiste à tenter de discuter avec des gens qui ne veulent pas lui parler. Le NFP se réunit sans les socialistes et les communistes, et continue d'analyser les résultats des législatives comme un appel désespéré du peuple à un règne des Insoumis. Le PS et le PCF, désormais isolés, réclament un gouvernement de cohabitation, forts de leurs 83 sièges à l'Assemblée. Chez Les Républicains, les durs exigent la même chose, au nom d’une fraction de leurs 47 députés. Le RN boit du petit lait, refuse de rencontrer Lecornu et réclame une nouvelle dissolution, espérant doubler le nombre de ses députés.

 

Le majorité des électeurs, ceux qui n’ouvrent jamais un journal et ne s’informent que sur CNews, RMC et les réseaux sociaux, se préoccupent peu de comprendre pourquoi il est si difficile de trouver un gouvernement et une majorité. Les subtilités de la Constitution de 1958, de la culture politique française et des stratégies politiques et inimitiés personnelles des uns et des autres ne les intéressent pas. Ils refusent d’écouter ces leaders qui, plus d’un an après les législatives, en sont encore à nous expliquer, l’un après l’autre avec le même air habité, qu’ils sont tous les grands vainqueurs du scrutin et que seul leur programme doit s'appliquer.

 

Ces citoyens ne retiennent qu’une chose de cette séquence pathétique : les partis traditionnels sont incapables de gouverner le pays, et il faut désormais s’en remettre à un leader fort, évidemment issu du RN. Il est clair qu’avec des Trump, Poutine et Orban, les controverses politiques et les pesanteurs du pluralisme ne constituent pas des problèmes durables. Si, à mon sens, ces électeurs se trompent quant au remède, leur irritation est légitime : l’attitude des principaux responsables politiques français, ces candidats putatifs aux présidentielles qui ont pris en otage les partis français depuis les années 1960, est indigne. Alors que le pays est au bord du chaos – politique, financier, économique et social – ils se focalisent sur leurs microscopiques calculs électoraux, leurs promesses intenables et leurs problèmes d'égo.

 

J’ai toujours considéré que la Cinquième République, qui fait de la conquête de l’Élysée la finalité de tout engagement, engendrait une classe politique nationale intrinsèquement toxique, car animée d’un délire bonapartiste, maoïste ou christique, sourde à l’intérêt général et incapable de douter de la justesse de ses idées et de son action. Nos institutions conduisent aussi à réduire au silence celles et ceux qui se soucient davantage du sort du pays que de leur destin personnel, et se rendent coupables de modération, de modestie et de prudence. La Cinquième République, c’est le régime où les Pierre Mendès-France et les Robert Boulin se font piétiner par les François Mitterrand et les Jacques Chirac. En politique – comme dans bien d'autres milieux – la prime va aux hypocrites, aux manipulateurs, aux tribuns, aux impitoyables. Seuls celles et ceux qui ont un égo hypertrophié peuvent croire en leur destin présidentiel et être mus par l’idée que la fin justifie toujours les moyens.

 

La crise actuelle le démontre plus qu’il n’est nécessaire. Mais on voit mal les principaux responsables politiques français, dont les nuits sont peuplées de fantasmes élyséens, scier la branche sur laquelle ils rêvent de pouvoir se jucher.


Olivier Costa


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Crédits: Assemblée nationale

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