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Dernière mise à jour : il y a 15 minutes

L'arrivée au pouvoir de Donald Trump donnait l’espoir aux leaders des principales formations de la droite radicale européenne de bénéficier de son soutien et d’accéder au statut d’interlocuteurs privilégiés de la première puissance économique et militaire. Mais il est vite devenu un allié encombrant, en raison de ses outrances, de sa brutalité et de son inconstance.

 



Les liens de l’extrême-droite européenne avec la droite américaine

 

Ces dernières années, l’extrême-droite européenne a entretenu une proximité croissante avec la droite américaine. Ces liens sont complexes, notamment dans les pays où l’on aime dénoncer l’impérialisme américain, mais les agendas politiques convergent à bien des égards. Ces liens se sont affermis dans le contexte de l’émergence du néo-conservatisme américain à la fin du XX° siècle et de la montée en puissance du Tea Party après la crise financière de 2008. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a été vécu comme un succès par procuration par la droite dure européenne, d'autant plus que les premiers mois de son mandat ont indiqué une radicalisation de M. Trump, loin de l'héritage du parti Républicain. Son administration arbore en effet tous les stigmates d’une dérive fasciste : culte de la « tradition » ; nationalisme débridé et haine pour le reste du monde ; rejet de l’immigration et refus de la diversité ; détestation des journalistes, des savants et de toute pensée critique ; rapport élastique à la vérité et recours à une Novlangue modifiant le réel ; volonté de réécrire l’histoire et d’épurer la culture ; primat de l’action sur la réflexion ; glorification des hommes providentiels et des leaders autoritaires ; dédain pour l’État de droit, le pluralisme et les règles du jeu démocratique…

 

Fédérer la droite radicale en Europe, au service des Etats-Unis

 

Les Etats-Unis ne sont pas étrangers à la montée en puissance de la droite radicale en Europe. On se souvient que Steve Bannon avait effectué une longue mission en Europe pour tenter d'en coaliser les leaders en vue des élections européennes de 2019. A l’issue de celles de 2024, cette famille politique reste divisée, mais le groupe des « Patriotes pour l’Europe » accueille aujourd’hui les meilleurs amis de M. Trump – issus du FPÖ autrichien, du Vlaams Belang belge, du Parti populaire danois, du RN français, de la Ligue italienne et du PVV néerlandais. Ce groupe, fort de 86 membres, est devenu la troisième force politique au Parlement européen, et son influence est sensible.


Viktor Orban et Donald Trump
Viktor Orban et Donald Trump

Donald Trump assume vouloir aider ces partis à conquérir le pouvoir dans leurs États membres respectifs, afin de disposer d’alliés en Europe. C’est à ce titre qu’Elon Musk a fait campagne en faveur de l’AfD en Allemagne et de Reform UK au Royaume-Uni. Marine Le Pen, après sa condamnation dans l’affaire des assistants parlementaires fictifs du RN, a eu droit à un soutien appuyé de Donald Trump. Celui-ci a aussi vertement remis en cause la décision d’annuler le premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie, qui avait été gravement perturbé par des ingérences extérieures.

 

Make Europe Great Again ?

 

Ces convergences ont des conséquences concrètes sur les partis d’extrême-droite dans l’Union. A l’occasion des élections européennes de 2024, ils ont ainsi focalisé leur programme sur trois items centraux de la campagne de Donald Trump : la restriction de l’immigration, le protectionnisme économique et la lutte contre le « wokisme » et l’écologie. Les membres du groupe Les Patriotes pour l’Europe au Parlement européen ont singé le sigle MAGA, se réunissant sous la bannière « Make Europe Great Again ». La bienveillance inattendue du Président américain vis-à-vis du Kremlin a achevé de faciliter le processus de rapprochement des conservateurs radicaux sur les deux rives de l'Atlantique, et a décomplexé les partis européens qui entendaient adopter une vision pro-russe de la guerre en Ukraine. Les objectifs de M. Trump rejoignent ainsi ceux de M. Poutine, qui n’a jamais ménagé son soutien médiatique et financier aux formations de la droite radicale européenne – comme l’ont clairement établi les deux commissions spéciales du Parlement européen consacrées aux ingérences étrangères (2020 et 2022).

 


Réunion du groupe "Les Patriotes pour l'Europe"
Réunion du groupe "Les Patriotes pour l'Europe"

L’enthousiasme initial…

 

Dans un premier temps, les leaders de la droite radicale se sont bruyamment réjouis du succès de Donald Trump et de son action. A les entendre, ses décisions brouillonnes étaient des coups de poker géniaux, ses reculades des mouvements tactiques astucieux, ses outrances la preuve de sa détermination, ses dérapages verbaux un refus de la langue de bois. Ils ont aussi loué sa volonté de démanteler l’Union européenne, décrite par le Président américain comme un projet destiné à nuire aux intérêts de son pays.

 

Matteo Salvini, le leader de la Ligue, a affirmé – sans s’en expliquer – que les droits de douane imposés par Donald Trump à l’Europe étaient une opportunité pour l’économie italienne. Viktor Orban a lui aussi approuvé chaque initiative du président américain, et rejeté sur la Commission la responsabilité de la crise commerciale. Plusieurs leaders issus de la droite extrême ont pensé pouvoir négocier avec les Etats-Unis des arrangements plus favorables pour leur pays, oubliant que la politique douanière et commerciale est du ressort exclusif de l’Union.


… a cédé le pas à la prudence

 

Mais, aujourd’hui, la droite radicale européenne peine à définir sa stratégie vis-à-vis de Donald Trump. De même qu’elle pouvait difficilement approuver la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine en février 2022, elle ne peut pas se réjouir des décisions du Président américain s’agissant de la sécurité européenne et des droits de douane. Pour des leaders qui se prétendent les champions de leurs intérêts nationaux, comment approuver une ligne de conduite américaine résolument hostile à ceux-ci ?

 

L’extrême-droite est désormais tiraillée entre le narratif de la « vassalisation heureuse », qu’elle souhaite porter, et celui de l’instrumentalisation par des forces étrangères, dont elle risque de faire les frais. D’un côté, les leaders nationalistes moquent la prétention de l’Union européenne à s’imposer comme une puissance globale, estimant que ce rôle droit être endossé par les Etats-Unis, la Russie et la Chine, et que la souveraineté des États européens doit être préservée. Mais, ce faisant, ils risquent de passer pour les agents de puissances étrangères inamicales et impérialistes.

 

Les leaders de la droite radicale européenne ont aussi dû ravaler leur fierté, après que Donald Trump s’est vanté publiquement de contraindre ses partenaires à venir, un-par-un, « kiss my ass » – pour reprendre ses termes délicats. Certains se montrent prudents, tel Jordan Bardella, le président du RN et président du groupe des Patriotes pour l’Europe au Parlement européen. Il s’est gardé d’approuver trop bruyamment l’action du Président américain et a annulé son intervention lors de la conférence du CPAC – l’internationale des conservateurs radicaux – aux Etats-Unis, après que Steve Bannon a fait un salut nazi à la tribune.



Steve Bannon au meeting du CPAC (2025)
Steve Bannon au meeting du CPAC (2025)

L’impossible soutien à Trump

 

Les leaders de la droite radicale qui exercent le pouvoir ou entendent le faire ne peuvent pas donner l’impression de brader les intérêts de leur pays et ne veulent pas être assimilés aux outrances des responsables américains. Si les militants historiques de l’extrême-droite ont peu de chance de s’en émouvoir, il n’en va pas de même des citoyens plus modérés, qui détiennent la clé des élections. Depuis quelques semaines, les décisions brutales de Donald Trump agissent comme celles des artisans du Brexit en 2016 : elles constituent un repoussoir pour une partie de l’électorat et contraignent les leaders de la droite radicale à réajuster leurs positions. Alors qu’avant le Brexit il existait un ou plusieurs partis politiques bien établis réclamant la sortie de leur pays de l’Union dans 17 des 27 États membres, il n'y en avait plus un seul quelques mois plus tard. De même, les leaders européens de la droite radicale en quête de respectabilité doivent à présent prendre leurs distances avec le mouvement MAGA, qui donne une piètre idée de ce que fait l’extrême-droite une fois arrivée au pouvoir. La cote de popularité de Donald Trump s’érode en effet rapidement aux Etats-Unis et son action est jugée durement partout dans le monde.


Sondage réalisé pour Le Grand Continent, 8 avril 2025
Sondage réalisé pour Le Grand Continent, 8 avril 2025

Giorgia Meloni sur la corde raide

 

La position de Giorgia Meloni illustre bien cette difficulté. Historiquement proche de Donald Trump, elle doit désormais assumer les décisions de ce dernier. La cheffe du gouvernement italien a essayé de surmonter cette contradiction en s’inventant un rôle d’émissaire de l’Union auprès du Président américain. Elle entendait tirer profit du refus de ce dernier de dialoguer avec les responsables de l’Union, et tout particulièrement avec Mme von der Leyen, et capitaliser sur sa position d’éternelle avocate de la désescalade, ayant plaidé pour que l'Union n’adopte pas de mesures de rétorsion vis-à-vis des Etats-Unis. Plus prosaïquement, il s’agissait aussi pour Mme Meloni de faire oublier la manière dont elle a contesté ces derniers mois les intentions que l’on prêtait à Donald Trump en Europe (déclenchement d’une guerre commerciale, désengagement de l’Ukraine, remise en cause du rôle de l’OTAN, dérive illibérale…). Ayant eu tort sur tous les points, elle doit rebondir. Elle doit enfin laver l’affront fait par le Président américain, qui considère Emmanuel Macron et Keir Starmer comme ses seuls interlocuteurs pour ce qui concerne les questions de sécurité et de défense.


Mme Meloni a ainsi eu le privilège rare d’être reçue à la Maison Blanche le 17 avril. Elle a essayé de mettre à profit ses convergences idéologiques avec M. Trump pour amorcer un dialogue transatlantique au nom de la défense de « l’Occident », qu’elle présente comme un « espace de civilisation ». Mais sa stratégie a tourné court. De retour de Washington, elle n’a pu annoncer qu’une possible visite du Président américain en Italie, destinée à négocier un accord commercial transatlantique, ce que l’intéressé n’a même pas confirmé.

 


Giorgia Meloni reçue par Donald Trump (avril 2025)
Giorgia Meloni reçue par Donald Trump (avril 2025)

Les difficultés de Mme Meloni à trouver la bonne attitude vis-à-vis du Président américain sont révélatrices du marasme actuel de l’extrême-droite en Europe. Ses leaders, convaincus qu’ils pouvaient tirer un bénéfice considérable du retour de Donald Trump au pouvoir, en termes de ressources électorales, de légitimation et de crédibilité internationale, doivent désormais composer avec un allié imprévisible, brutal et déloyal. En outre, ils risquent de faire les frais de l’image désastreuse que le président américain et son équipe donnent de l’action de la droite radicale au pouvoir. Car l’administration Trump est un véritable épouvantail, à la fois pour les électeurs modérés, qui sont attachés au respect des institutions et de l’État de droit, et pour les acteurs économiques, qui sont soucieux de stabilité et de lisibilité.

 

Olivier Costa

Dernière mise à jour : 23 mars

Depuis deux mois, Donald Trump a multiplié les initiatives, les déclarations et les décisions à l'échelle domestique comme à l'échelle internationale. Les analystes tentent de trouver un sens à tout cela, et divergent dans leurs interprétations. Mais une chose est sûre : les réactions sont négatives partout dans le monde – sauf au Kremlin. Donald Trump et ses amis semblent vouloir saper tout ce qui a fait le succès des Etats-Unis – leadership global, diversité, primat du droit, innovation – et confirmer les clichés qui alimentent depuis longtemps l’anti-américanisme.


Manifestation anti-américaine 
Manifestation anti-américaine 

 

Depuis l'investiture de Donald Trump, les analystes se perdent en conjectures pour comprendre ses décisions. Cinq récits dominent les débats.

 

Cinq récits pour expliquer Trump II

 

Le récit du chaos voit en Donald Trump un populiste un peu confus, qui prend ses décisions au gré de ses humeurs et de ses intérêts financiers, règle ses comptes avec quiconque lui déplaît, et surestime ses talents de stratège et de négociateur. Il ne faudrait donc pas chercher une rationalité globale à ses décisions et déclarations, qui seraient avant tout les lubies d’un histrion en roue libre, auquel plus personne à la Maison blanche n’ose tenir tête.

 

Le récit du plan considère que, par-delà les provocations qui font le sel du personnage, Donald Trump a une stratégie précise destinée à libérer les énergies de l’économie américaine, à secouer un État fédéral ankylosé, et à régler les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient. L’action iconoclaste de l’administration Trump provoquera certes quelques dégâts à court terme, mais le pays – ou, du moins, ses 1% de citoyens les plus fortunés – en sortira gagnant d’ici quelques mois, comme il l'avait fait pendant son premier mandat.

 

Le récit du millénarisme part du principe que Donald Trump, JD Vance, leurs amis et leurs maîtres à penser sont perdus dans des divagations apocalyptiques libertariennes et asociales, et qu’ils sont décidés à engendrer une zizanie planétaire dans l’attente d’un événement salvateur et mystique dont eux seuls seraient informés. Cette vision funeste du monde est entretenue par les complotistes qui les inspirent – Steve Bannon, Michael Flynn, Alex Jones – qui promettent d’en finir avec le Deep State et préparent l'avènement d'un nouvel âge d’or aux contours mystérieux.



Steven Bannon, lors de l'investiture de Donald Trump (20 janvier 2025)
Steven Bannon, lors de l'investiture de Donald Trump (20 janvier 2025)

 

Le récit de l’agent russe fait valoir que l’influence du Kremlin est une clé de compréhension essentielle du comportement erratique de Donald Trump. Chacun a entendu la théorie selon laquelle les leaders russes « tiendraient » Donald Trump depuis les années 1980, ou l’auraient retourné. Cela expliquerait le revirement complet du Président américain sur l’Ukraine et sur le système d’alliances des Etats-Unis. Certains vont plus loin, et estiment – je cite les termes d’un ami bien informé de la vie politique américaine, qui ne mâche pas ses mots – que « Trump exécute un plan dont les Russes rêvent de longue date pour rendre les États-Unis pauvres, isolés, faibles et stupides ».



Le récit du fasciste voit dans Donald Trump un autocrate en devenir, tel le Charles Lindbergh du roman de Philip Roth « Le Complot contre l’Amérique ». Son action serait un peu brouillonne – notamment afin de distraire ses opposants, les juges et les médias – mais, considérée dans son ensemble, elle viserait à faire des Etats-Unis un État autoritaire, débarrassé des pesanteurs de la démocratie et de l’État de droit, et à mettre au pas tous les opposants à ce projet.


L’histoire tranchera. Mais les résultats des deux premiers mois de mandat de Donald Trump semblent remettre en cause les quatre éléments qui faisaient des Etats-Unis la première puissance mondiale.


Les quatre piliers de la prospérité américaine


  1. Le leadership global

Bien que les Etats-Unis ne comptent que 4,25% de la population de la planète, leur leadership global, économique, militaire, culturel, technologique et politique est sans équivalent.

Cependant, le pays est en train de se brouiller avec l’ensemble de ses alliés et passe désormais les plats à son ennemi de toujours, la Russie. L’Union européenne, le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie sont contraints de réviser leurs alliances commerciales et militaires, et leurs stratégies de sécurité et de défense. Les pays du sud, privés de l’US Aid et frappés comme ceux du nord de droits de douane arbitraires, sont incités à adhérer au récit du "Sud Global" que la Russie et la Chine promeuvent depuis vingt ans pour contester l’hégémonie de l’Occident, et tout particulièrement celle des Etats-Unis.

Par ailleurs, en se ralliant au panache jaune de Donald Trump, les patrons des sociétés américaines les plus innovantes et les plus prospères ont déclenché un mouvement de boycott d’une ampleur inédite. Les 7,5 milliards de consommateurs non-américains ont compris qu'ils peuvent se passer des produits et services des Etats-Unis et décider de commercer entre eux. A Washington, la menace a d'abord fait sourire, mais les "7 magnifiques", principales entreprises américaines de la Tech, connaissent aujourd'hui un trou d’air boursier, et les commandes de Tesla et de F35 sont remises en question partout dans le monde.




  1. E pluribus unum

Les Etats-Unis sont un pays fondé sur la notion de diversité : diversité des treize Colonies originelles, qui s'étaient rebellées contre la domination de la Grande-Bretagne, diversité aussi d'une société qui rassemble des personnes dont les origines, les croyances et les conditions sont des plus variées, mais qui sont toutes unies dans leur attachement aux institutions et au rêve américain.

Toutefois, dès son investiture, Donald Trump s’en est pris à l’État Providence et au système de santé. Ils n’ont jamais été particulièrement généreux et efficaces, mais les restrictions budgétaires vont avoir des effets dévastateurs pour les citoyens les moins aisés et vont rapidement créer de profondes tensions sociales. Les coupes claires opérées par Elon Musk dans les programmes et les administrations fédérales ne feront qu’envenimer les choses, et l'on peut déjà mesurer l'impact de tout cela sur l'opinion publique.



Donald Trump a aussi porté un coup d'arrêt à la politique "DEI" - diversity, equality and inclusion - qui était centrale sous le mandat de Joe Biden. Cette politique visait à promouvoir l’inclusion et la lutte contre les discriminations envers divers groupes minoritaires (LGBT+, personnes de couleur, handicapés…). Le revirement des autorités américaines à ce sujet, qui dénoncent chaque jour les dérives du « wokisme », a eu des effets immédiats sur les multinationales et Hollywood, qui ont largement abandonné cet objectif et les éléments d’évaluation qui les accompagnaient. Si le mouvement "DEI" a parfois manqué de nuance, le rejet radical par Donald Trump et ses comparses du concept de société multiculturelle, et leur haine obsessionnelle des personnes homosexuelles ou trans, effacent soixante-dix ans d’histoire américaine en faveur de la défense des droits civiques.

Enfin, en faisant la chasse aux immigrés illégaux, et en traitant tous les étrangers comme des suspects, l’administration Trump s’en prend à l’essence de la société américaine, qui – Amérindiens mis à part – n’est composée que d’immigrés et de leurs descendants. Cela va aussi pénaliser des secteurs entiers de l’économie (construction, agriculture, industrie lourde, services…) qui n’offrent pas des salaires acceptables pour des citoyens américains, et bénéficiaient d’un avantage concurrentiel décisif en disposant d’une main d’œuvre docile et bon marché.


  1. Le primat du droit 

Les Etats-Unis sont un pays fondé sur le droit à bien des égards, qu'il s'agisse du caractère quasiment sacré de la Constitution, de l'importance accordée aux droits des citoyens, de la centralité du système judiciaire ou encore de l'omniprésence des hommes de loi dans les relations sociales et économiques. Depuis l'investiture de Donald Trump, cette tradition est pourtant battue en brèche à un double titre.

La liberté d'expression, d'abord. Les Etats-Unis sont la patrie des droits individuels et de la liberté de pensée et de parole. Dans ce pays, il est possible de tout dire et de tout écrire – pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Cette liberté a en effet nourri la créativité de ses romanciers, philosophes, élus, musiciens, cinéastes, humoristes... Mais, désormais, les leaders américains, pourtant champions autoproclamés de la libre expression décomplexée, entendent faire taire tous ceux qui critiquent leurs actions et leurs propos, et museler les médias.

L'autorité des juges, ensuite. Lorsque le leader d’un régime démocratique commence à prendre des libertés avec les institutions et l’État de droit, les juges sont en première ligne pour le rappeler à l’ordre. Un responsable politique, quelle que soit sa popularité et le soutien dont il bénéficie dans la population, ne doit en effet pas pouvoir remettre en cause les règles fondamentales relatives à l’organisation politique et sociale d'un pays. Pourtant, depuis son investiture, Donald Trump développe une conception très personnelle de la constitution américaine et multiplie les décisions contraire au droit. Certains juges s'y sont opposés, mais désormais le président exige de la Cour suprême qu’elle les mette au pas et conteste le principe même de l'indépendance de la justice.


  1. La science

Le gouvernement fédéral s’attaque aussi à ce qui a toujours été l’atout majeur des Etats-Unis : ses universités et ses laboratoires, qui attirent les cerveaux du monde entier, dominent la recherche internationale et ont nourri le leadership technologique du pays. En faisant des savants des ennemis, en supprimant les financements de toutes les recherches comportant l’un des 120 mots-clés honnis par Donald Trump, en s’en prenant plus largement au savoir et à l’éducation, en affirmant la supériorité de la Bible sur la science, le président américain sabote ce qui a permis à son pays d’assoir une domination économique insolente et d'exercer son leadership sur les nouvelles technologies.

Ce rejet de la science est particulièrement sensible pour tout ce qui a trait à la défense de l'environnement. Les Américains, qui sont historiquement les plus gros pollueurs de la planète et ont développé le mode de vie le moins écologique qui soit, ont en effet renoncé à toute ambition en la matière. L’heure est à la dérégulation, à l’exploitation de toutes les énergies fossiles disponibles – aux Etats-Unis ou ailleurs – sans considération pour l’environnement et le destin du monde, et à l’arrêt de toutes les recherches relatives à la pollution et au changement climatique.



Manifestation pour la défense de la science
Manifestation pour la défense de la science

Une stratégie qui nourrit l’anti-américanisme ?

 

On peut certes relativiser les deux premiers mois du mandat de Donald Trump. Affirmer que son action doit s’évaluer sur le moyen terme et considérer que les gens s’émeuvent un peu vite de quelques coups d’éclat d’un leader qui a besoin d’attention et a soif de revanche sur l’administration Biden. Il faut aussi distinguer les citoyens américains de leurs leaders, rappeler que seuls 30% des électeurs ont voté pour Trump, et que beaucoup parmi eux n’ont pas voulu tout cela. Il faut aussi anticiper une possible défaite électorale des Républicains aux « midterms » de 2026. En somme, Donald Trump, JD Vance et Elon Musk ne sont pas les Etats-Unis.


Il reste que les dégâts causés à l’image du pays sont profonds et sans doute durables, car les décisions et provocations du président et de ses amis viennent réactiver des stéréotypes établis de longue date. En effet, ils confortent avec une opiniâtreté surprenante tous les clichés qui nourrissent l’anti-américanisme, très présent dans certaines familles politiques et certaines régions du monde. Ce courant de pensée, qui décrit les Etats-Unis comme une nation égoïste, vorace, brutale, bigote et irresponsable, connaît un regain inattendu. Les leaders américains sont non seulement en train de porter atteinte aux piliers de la prospérité de leur pays, mais aussi d'inciter le reste du monde à faire sans les Etats-Unis – qu'il s'agisse de commerce, de culture ou de sécurité.


Olivier Costa








Mardi 11 mars, Donald Trump a organisé à la Maison Blanche un happening publicitaire pour encourager les Américains à acheter davantage de Tesla. Face à la dégringolade de l’action et des ventes du constructeur, le Président américain a dénoncé le « boycott illégal » qu’organisent ceux qui n’apprécient pas les actions et propos d’Elon Musk – qu’il s’agisse de la réduction des dépenses fédérales, de son soutien à diverses formations d’extrême-droite par le monde, de son aversion pour les minorités ou de sa gestuelle évocatrice. Il est cependant peu probable que les ennuis de Tesla cessent, car ce boycott est d’une nature inédite. Et le soutien de Donald Trump à Elon Musk est sans doute plus un baiser de la mort qu’une main secourable...



Présentation de la gamme Tesla à la Maison blanche, le 11 mars 2025
Présentation de la gamme Tesla à la Maison blanche, le 11 mars 2025

Le phénomène Tesla

 

Tesla est un phénomène unique dans l’industrie automobile. En partant de rien et en étant le premier constructeur à investir massivement – avec beaucoup d’audace et un certain sens du marketing – le créneau de la voiture électrique, Tesla a connu un succès insolent, notamment en bourse. Par sa capitalisation, la marque d’Elon Musk est devenue de très loin le premier constructeur automobile, sans que cela ait le moindre rapport avec ses résultats ou ses chiffres de production.

 

 

Capitalisation boursière des constructeurs automobiles, 13 décembre 2024
Capitalisation boursière des constructeurs automobiles, 13 décembre 2024

Ainsi, fin 2024, Tesla présentait une valorisation boursière de 1.500 milliards de dollars, soit 57% de l’ensemble du secteur. Pourtant, Tesla n'est que le 11° constructeur par le chiffre d'affaires et n’a vendu en 2024 que 1,8 million de véhicules – contre 11,2 millions pour Toyota, qui n'est capitalisé qu'à 231 milliards. En somme, Tesla est 40 fois plus valorisé par véhicule vendu que Toyota.



Chiffre d'affaires des constructeurs au premier trimestre 2024
Chiffre d'affaires des constructeurs au premier trimestre 2024

Cette disparité est le signe d’une situation boursière déconnectée des performances effectives de l’entreprise, car fondée sur les anticipations de l’évolution du marché automobile à moyen terme, de l’arrivée de la conduite autonome et de la fin des moteurs thermiques. Fort de ce succès, Elon Musk est devenu l’homme le plus riche du monde, avec une fortune atteignant 462 milliards de dollars en décembre 2024. C'est ce que gagnerait un smicard en 27 millions d’années de travail. Cette somme permettrait de tapisser l'intégralité du département des Alpes Maritimes avec des billets d'un dollar...

 


L’effondrement des ventes et du cours de l'action

 

Depuis l’entrée en fonction d’Elon Musk au DOGE, les ventes de Tesla s’effondrent un peu partout dans le monde : moins 30, moins 50, moins 80% selon les pays. Des concessions ferment, des possesseurs de Tesla bradent leurs véhicules, et l’entreprise perd désormais des fortunes. La valeur boursière de Tesla a fondu de 800 milliards de dollars en trois mois – chiffre totalement inédit dans l’histoire du capitalisme.

 


Cours de l'action Tesla depuis six mois
Cours de l'action Tesla depuis six mois

Les experts estiment qu’il ne faut pas sauter aux conclusions, et que plusieurs phénomènes expliquent cette contre-performance, selon eux passagère : l’attente de nouveaux modèles Tesla, le refroidissement du marché des voitures électriques, l’anticipation par les clients de baisses de prix, la montée en puissance des concurrents européens et chinois…

 

Il faut cependant se rendre à l’évidence : cette chute est tellement vertigineuse qu’elle ne peut être sans rapport avec le comportement d’Elon Musk et les décisions qu’il prend chaque jour au sein de l’administration Trump. En 2024, les sondages indiquaient que 9 conducteurs de Tesla sur 10 n’envisageaient pas d’acheter une autre marque. Posséder une Tesla, c’était comme avoir un Mac : une sorte de religion, qui impliquait de l’exclusivité. Beaucoup de propriétaires de Tesla pouvaient parler des heures durant de leur véhicule et des choix disruptifs opérés par le constructeur. Mais le vent a tourné. Les consommateurs affirment désormais se défier de Musk comme de Tesla, et les possesseurs de ces véhicules craignent d’être stigmatisés ou harcelés, et de faire les frais d’un effondrement du marché de l’occasion.

 


Les critiques d’Elon Musk sont-ils tous des jaloux ?

 

Sur les réseaux sociaux, quiconque critique Elon Musk est immédiatement accusé d’être un jaloux, un technophobe ou un gauchiste. De manière plus constructive, certains font valoir qu’on ne juge pas l’évolution de la bourse sur deux mois et que le succès boursier de Tesla n’est pas irrationnel, car nourri par des perspectives de développement riantes — nouveaux modèles, Robotaxis et technologie de conduite autonome complète (FSD). L’élection de Donald Trump avait en outre accru l’engouement pour la marque : l’influence d’Elon Musk à la Maison blanche devait lui permettre d’obtenir de nouveaux marchés publics (les coupes dans le budget fédéral devant épargner Tesla, SpaceX et Starlink) et de se débarrasser des normes de sécurité qui brident le développement de ses projets.



Elon Musk lors de l'investiture de Donald Trump
Elon Musk lors de l'investiture de Donald Trump

Musk ne s’est en effet jamais soucié de sécurité. Sa désinvolture en la matière fait même partie de sa stratégie de conquête spatiale: il sacrifie des lanceurs en phase de mise au point plutôt que de les fiabiliser en bureau d’études, et laisse les satellites Starlink retomber dans l’atmosphère sitôt devenus obsolètes. Il a géré X sans davantage de prudence, préférant voir les usagers partir par millions plutôt que d’entendre leurs récriminations. Il y a aussi 10 fois plus d’accidents du travail chez Tesla que chez les autres constructeurs automobiles. Le succès d'Elon Musk, indispensable à la conquête de Mars et au sauvetage de l'humanité, ne saurait s’embarrasser de normes et d’atermoiements.

 


Débris d'une fusée Starship
Débris d'une fusée Starship

 

Tesla : une image durablement ternie

 

Musk a d’abord nié tout problème, mais le petit happening publicitaire organisé hier à la Maison Blanche montre qu’il a pris la mesure des dégâts. Pour Tesla, le problème est en effet double, et bien plus sérieux que ne le disent les analystes de l’industrie automobile.

 

D’abord, Elon Musk a beaucoup fait pour le succès de ses marques. C’est un personnage public et charismatique, avide de médiatisation et de gloire, un gourou comme les affectionnent les fans de nouvelles technologies. Il fascinait par sa vision, son audace, sa soif de rupture, sa capacité à faire des paris insensés et à anticiper des évolutions majeures. Rouler en Tesla, c’était partager tout cela et préparer la conquête de Mars. Avoir des actions Tesla, c’était comme investir dans les Bitcoins en 2000, tout en contribuant à une décarbonation radicale du transport. Mais ce rôle de premier plan d’Elon Musk a un prix car, quand le patron déraille, c’est tout le train de la société qui finit dans le ballast.



Projection sur le siège de Tesla
Projection sur le siège de Tesla

Elon Musk n’est pas juste un personnage un peu maladroit, qui ne mesure pas la portée de ses propos ou se comporte bizarrement au motif qu'il souffrirait, selon ses zélotes, du syndrome d’Asperger. C’est un mégalomane paranoïaque et haineux, comme on en croise dans les films de James Bond des années 1970. Il est foncièrement raciste et homophobe, soutient l’extrême-droite partout dans le monde, assume son aversion pour la démocratie et la lutte contre les discriminations, exprime son amour de la foule avec des saluts nazis et déploie une énergie folle, lui, l’homme le plus riche du monde, à priver les gens les plus déshérités des aides publiques dont ils bénéficiaient. Quand il dérape, il ne se repent pas, ne s’amende pas, ne s’efface pas : il persiste, sourit et assume. Aujourd’hui, c’est donc un porte-étendard bien encombrant pour les responsables de Tesla et les fans de la marque.

 


De sombres perspectives pour Tesla

 

En second lieu, le boycott de Tesla est d’une ampleur et d’une puissance inédites. Il n’est pas le fait de quelques activistes ou associations, mais de millions de personnes qui condamnent les outrances d'Elon Musk ou cherchent des moyens de freiner la dérive illibérale de Donald Trump. Sauf si Elon Musk se sépare du constructeur automobile, personne ne pourra, dans six mois, deux ans ou cinq ans, prétendre acheter une Tesla sans assumer une forme de soutien aux idées du patron de la marque. Et la dénonciation par Donald Trump du boycott « illégal » organisé par « les gauchistes » ne fera qu’accentuer le phénomène, en soulignant le caractère politique de l’achat d’une Tesla.

 

Certes, les boycotts ne durent pas. Mais d’ordinaire ils viennent sanctionner une erreur de communication ponctuelle, le dérapage d’un patron – comme dans les cas de Barilla ou de Guerlain – ou une décision controversée. Les marques font amende honorable, s’organisent pour faire oublier le bad buzz et les choses rentrent dans l’ordre. En outre, un boycott n’est pas toujours simple à organiser ou à assumer : les consommateurs ne changent pas facilement d’habitudes et ne sont pas prêts à des sacrifices à moyen terme. Mark Zuckerberg et Jeff Bezos ont eux aussi pris des positions controversées dans le sillage de Donald Trump, mais se passer de Facebook ou d’Amazon n’est pas aussi simple que de changer de shampoing ou de café. En outre, à la différence de Musk, ces deux-là se font désormais très discrets.

 


Les milliardaires de la tech lors de l'investiture de Donald Trump
Les milliardaires de la tech lors de l'investiture de Donald Trump


Boycotter Tesla est simple et efficace

 

En revanche, boycotter Tesla est simple. L’offre de véhicules électriques est désormais pléthorique, et les autres constructeurs ont rattrapé leur retard technologique. Aujourd’hui, même le fan inconditionnel de la marque réfléchira à deux fois avant d’investir dans une voiture à l'image aussi controversée. Il faut rappeler qu'aucun bien n'est plus public qu'une voiture: chacun peut faire des choix de consommation discutables dans l'intimité de son domicile (musique, nourriture, équipements, lectures...) sans craindre pour sa réputation, mais il est impossible de cacher un véhicule. Sa fonction d'affichage est même centrale dans l'acte d'achat. Ainsi, les possesseurs de Tesla étaient particulièrement fiers de leur voiture, symbole tout à la fois d'engagement environnemental, d'amour de la technologie, de dynamisme et de réussite sociale. Beaucoup de Tesla sont d’ailleurs des voitures de fonction, acquises en leasing par des sociétés qui se soucient de leur image. Elles ont choisi ce constructeur pour afficher leur foi dans le progrès technologique et leur engagement en faveur de la préservation de l’environnement; aujourd'hui, elles ne veulent en rien être associées à un histrion proto-fasciste qui fait les gros titres de la presse chaque jour et prend des initiatives désordonnées. Certes, il restera toujours une frange de supporters inconditionnels de Donald Trump ou de Tesla qui s’afficheront fièrement avec leur Cybertruck, mais ils ne seront pas assez nombreux pour compenser les effets du boycott et permettre à la marque, comme l'a promis hier Elon Musk, de doubler sa production en 2025. Enfin, on note que le boycott de Tesla a des effets particulièrement dévastateurs. Etant donné que la capitalisation boursière du constructeur n'est pas directement liée à son activité industrielle et commerciale, mais fondée sur des anticipations rationnelles, la perte de confiance dans son développement a des effets puissants.

 


Mettre Elon Musk au pas

 

Le propos n’est pas d’accabler les possesseurs de Tesla, qui ont choisi ces voitures pour leur technologie et leurs performances, et pas pour partager les convictions politiques que Musk n’avait pas encore exprimées. Les actionnaires de Tesla sont logés à la même enseigne, victimes du comportement erratique d’un patron qui, jusque-là, s’était plus distingué par son audace et sa vision que par ses dérapages. Quant aux actions violentes contre les véhicules, les stations de recharge et les concessionnaires de la marque, elles sont injustes, imbéciles et contreproductives.

 

Il faut néanmoins prendre acte de l'ampleur des ennuis que rencontre Elon Musk du fait du boycott de ses voitures, et sans doute s'en réjouir. La fortune de l'homme le plus riche du monde n'est en effet pas liquide, mais constituée d'actions dont la valeur fond comme neige au soleil. Quant à ses multiples projets industriels, ils sont financés par des prêts garantis par ses actions... Si la dégringolade de Tesla continue, Musk va vite affronter de graves difficultés financières. Ses déconvenues sont une bonne nouvelle car elles prouvent qu’il existe des contre-pouvoirs et que des milliardaires ne peuvent pas gouverner un pays sans avoir été élus à rien, et sans être responsables de leurs actes et propos devant personne. Les citoyens du monde entier envoient aujourd’hui un message au patron de Tesla, qui fera sans doute réfléchir ses pairs multimilliardaires qu’une expérience d’apprenti autocrate pourraient tenter.


Olivier Costa

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