Le 16 janvier 2025, la plupart de députés socialistes ont refusé de voter la motion de censure déposée par les élus Insoumis contre le gouvernement. Les Insoumis les avaient pourtant menacés des pires représailles. Ce revirement est le symptôme d’un ras-le-bol côté PS des outrances de leurs encombrants partenaires, mais s’explique aussi par les concessions faites par François Bayrou. Si son gouvernement reste à la merci d’une censure, un premier pas vers un régime parlementaire à la française a sans doute été franchi.
L’union aux législatives, un vieil impératif électoral
Les alliances politiques doivent souvent moins à des enjeux idéologiques qu’à des intérêts électoraux et partisans. Il en va ainsi dans toute démocratie représentative. Pour les élections régies par un scrutin majoritaire, les partis de gauche comme ceux de droite doivent trouver les moyens de s’entendre afin de ménager leurs intérêts électoraux. En France, c’est surtout le cas pour les législatives. La multiplication des candidatures d’un camp est en effet néfaste à ses chances de succès puisqu’il lui faut d’abord accéder au second tour, et donc éviter la dispersion des voix au premier, puis, le cas échéant, rallier toutes les forces disponibles sur le candidat restant. En cas triangulaire ou de quadrangulaire, possibles si d’autres candidats que les deux arrivés en tête obtiennent les voix d'au moins 12,5% des électeurs inscrits, il convient aussi d’imposer des désistements.
Les enjeux sont similaires aux présidentielles : plusieurs candidatures d’un camp sont envisageables au premier tour, mais point trop n’en faut, et il faut ensuite se mobiliser pour faire battre l’autre finaliste. L’union est devenue particulièrement cruciale dans un contexte politique où dominent trois grandes forces politiques (gauche, centre et droite, et extrême-droite), car accéder au second tour n’a plus rien d’automatique. Ainsi, par trois fois déjà depuis le début du siècle (2002, 2017, 2022), la gauche a été privée de sa place en finale par le RN.
Des négociations toujours délicates
Depuis les années 1970, les différents partis français de gauche, d’un côté, et de droite, de l’autre (exception faite du FN/RN), ont veillé à trouver un terrain d’entente. Ils se sont notamment partagé les circonscriptions aux élections législatives, ont négocié des accords de désistement et un socle programmatique. Ces ententes n’ont jamais eu de caractère général : elles n’empêchaient pas chaque parti de concourir sous ses propres couleurs aux scrutins régis par la proportionnelle – élections européennes, municipales ou régionales, et législatives de 1986. Ces négociations n’ont jamais été aisées, car elles exigeaient de gros sacrifices, à la fois sur le programme et sur les candidatures. Qu’il s’agisse de l’union de la gauche (PS, PCF, Verts et radicaux de gauche) ou celle de la droite (RPR, UDF et divers-droite – et leurs épigones), cela prenait du temps et il n’était pas rare que des candidats dissidents viennent perturber le jeu, en rejetant les arbitrages nationaux ou les parachutages.
La NUPES, le NFP et le diktat des Insoumis
Les conditions de négociation de la NUPES (2022) et du NFP (2024) se distinguent des précédents accords de bloc par le caractère déséquilibré des accords obtenus. Pour sceller celui de la NUPES, en 2022, puis celui du NFP, en 2024, J.-L. Mélenchon a en effet adopté les techniques de négociation des acheteurs de la grande distribution. Fondées sur la théorie des jeux, elles prescrivent une attitude brutale et maximaliste : le vainqueur est celui qui persiste dans une démarche non-coopérative, menaçant de faire capoter l’accord si sa demande n’est pas acceptée dans son entièreté.
Ainsi, lors des tractations de la NUPES en 2022, M. Mélenchon a brandi ses résultats au premier tour des présidentielles de 2022 (où il avait obtenu 21,95% des voix, contre 4,63% à Yannick Jadot, 2,28% à Fabien Roussel et 1,75% à Anne Hidalgo, arrivée dixième) et exigé que la répartition des circonscriptions s'opère sur ces bases. Mais son succès relatif était le résultat d’un vote utile des électeurs de gauche : jamais LFI n’a pesé 22% dans l’opinion, ni le PS 1,75%. En 2024, les négociations en vue du NFP ont été conduites sur la base de la composition de l’Assemblée sortante, où LFI était surreprésenté, compte tenu de l'accord de 2022 : 75 sièges, contre 31 au PS, 23 aux Ecologistes et 22 aux communistes.
En 2022, d’autres indicateurs auraient pu être pris en compte, comme les scores du PS aux élections territoriales, ou son poids historique dans la vie politique française. De même, en 2024, les résultats des européennes auraient pu constituer le point de départ des discussions : la liste du PS avait obtenu 13,83% des voix le 9 juin, contre 9,89% pour celle des Insoumis. Ces résultats étaient un parfait indicateur du poids relatif des deux formations politiques, quelques jours avant les négociations. Mais, dans les deux cas, les Insoumis n'ont pas plié et obtenu une écrasante majorité des circonscriptions : 360 contre 70 au PS en 2022, et 229 contre 175 au PS en 2024. Les leaders du PS ont préféré la sauvegarde de leurs intérêts personnels – l’obtention de « bonnes » circonscriptions pour eux et leurs proches – à ceux du parti et de sa ligne politique.
Six mois après la création du NFP, le PS a néanmoins choisi de négocier avec le gouvernement de François Bayrou, et n’a pas voté la censure initiée par LFI le 16 janvier 2025 – à l'exception du 8 députés socialistes. Trois raisons expliquent ce revirement stratégique : le rejet de la politique du chaos orchestrée par les Insoumis ; l’attitude excessivement autoritaire de J.L. Mélenchon et de ses amis ; et les talents de négociateur du Premier ministre.
Le rejet de la stratégie du chaos
La première raison qui explique le changement de pied du PS est sans doute un ras-le-bol vis-à-vis du chaos orchestré par LFI à l’Assemblée nationale depuis 2022. Il est devenu difficile à assumer pour de nombreux élus et militants du PS, qui sont attachés au bon fonctionnement des institutions, sensibles aux risques induits par l’absence de budget, et conscients que tout cela ne profite qu’au RN. Sans rien faire ni rien proposer, Mme Le Pen s’est en effet construit une image de présidentiable, par simple contraste avec les outrances des Insoumis et la faiblesse des leaders du centre et de la droite de gouvernement.
La déclaration de politique générale de François Bayrou, le 14 janvier, a sans doute constitué la goutte de trop pour une partie des élus du PS. La séance a en effet été marquée par une agitation extrême des députés insoumis, qui visait à empêcher le Premier ministre de s’exprimer. Ces élus affirment qu’ils ne font que remplir leur rôle d’opposants politiques, et protester contre le refus de M. Macron de nommer Lucie Castets à Matignon. Mais le caractère systématique et récurrent de leurs vociférations et interpellations est sans précédent sous la V° République. Il y a toujours eu des moments de grande agitation à l’Assemblée nationale, mais la qualité moyenne des débats a connu une dégradation spectaculaire depuis 10 ans à l’initiative des partis extrémistes, peu désireux de contribuer à une délibération fondée sur des échanges argumentés.
Une récente étude de Yann Algan, Thomas Renault et Hugo Subtil pour le CEPREMAP démontre ainsi qu’un nombre croissant de députés ont abandonné tout discours rationnel pour se focaliser sur l’expression de leurs émotions et de leur colère, dans des interventions toujours plus courtes et frustes, destinées à complaire aux standards des réseaux sociaux. Cela conduit à créer des clivages irréconciliables sur quasiment tous les sujets et à installer une bronca permanente. Le phénomène n'est pas qu'une réaction à la dissolution de juin dernier : il est sensible depuis longtemps, et résulte de la volonté délibérée de certains leaders de « conflictualiser » tout ce qui peut l’être, afin de rendre le pays ingouvernable.
Cette attitude radicale a un coût. Les sondages d’opinion montrent que M. Mélenchon est désormais la personnalité politique française qui fait l’objet du rejet le plus fort. Si certains au PS le voyaient comme le leader charismatique qui permettrait à la gauche de l’emporter, ils considèrent désormais son impopularité comme un handicap majeur.
Les excès de l’humiliation publique
En deuxième lieu, la décision du PS de ne plus suivre la ligne politique du NFP tient à l'attitude des leaders insoumis. Même si l’on est dur en négociation, il importe de ne pas faire perdre la face publiquement à ses interlocuteurs. Afin de contraindre les élus PS à voter la censure, Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard et Mathilde Panot les ont pourtant menacés ouvertement de les faire échouer aux prochaines législatives. Cette perspective structure les négociations depuis les prémisses de la NUPES, mais la clamer sur les réseaux sociaux est maladroit. Certes, les cadre du PS n’ont pas brillé par leur courage depuis 2022, mais ils doivent pouvoir s’abriter derrière un narratif : celui de la nécessité pour les partis de gauche de serrer les rangs pour reprendre le pouvoir. Tant que les menaces restaient circonscrites à des réunions à huis clos, il était possible pour M. Faure et ses amis de présenter une reculade comme un compromis avantageux. Mais les diktats des Insoumis sont désormais publics. Le 19 janvier 2025 (Grand Jury RTL-Le Monde), M. Mélenchon les a réitérés avec la verve qu'on lui connaît, en annonçant que, lors de prochaines élections législatives, « il y aura des candidats de la gauche de rupture dans toutes les circonscriptions » – sous-entendu, y compris dans celles détenues par le PS. Face à ces ultimatums répétés, il n’était plus possible pour les responsables socialistes d’obtempérer sans reconnaître que le NFP n’est ni un mariage d’amour, ni une union de raison, mais une relation BDSM.
L’habileté de François Bayrou
La troisième raison du refus des socialistes de voter la censure le 16 janvier est l’habileté de François Bayrou et de son entourage, notamment son conseiller Eric Thiers qui a conduit les négociations avec le PS. D’abord, le Premier ministre s’est montré modeste et ouvert au dialogue. Ce n’est pas un champion de la rhétorique et de l’éloquence : il parle de manière simple et accessible, avec même des maladresses qui l’humanisent. Il ne part pas du principe qu’il a la solution à tous les problèmes et que toute discussion n’est qu’une perte de temps. Ensuite, M. Bayrou a pris ostensiblement ses distances avec M. Macron, et obtenu de négocier avec les oppositions sans ingérence de sa part. Pour finir, le Premier ministre était prêt à des concessions. Sur ce point, son attitude diffère de son prédécesseur : Michel Barnier avait lui aussi opté pour le dialogue, mais il entendait trouver son salut dans le soutien passif du RN, et non dans celui du PS.
Enfin, le Premier ministre s’est prononcé dans son discours de politique générale du 14 janvier en faveur de l’introduction de la proportionnelle pour les élections législatives. Or, ce mode de scrutin, quelles que soient ses modalités précises, permettrait au PS de reprendre son indépendance vis-à-vis de ses partenaires du NFP, comme ce fut le cas pour les élections européennes de juin 2024. Dans un scrutin proportionnel, les négociations entre les partis ont en effet lieu après les élections – pour définir les contours et le programme d’une majorité – et non avant – pour s’entendre sur des candidatures uniques, comme ce fut le cas en 2022 et 2024.
Le divorce entre le PS et LFI est consommé
François Bayrou a donc provoqué le divorce entre le PS et LFI, qui semblait inévitable depuis quelques mois, compte-tenu du refroidissement des relations entre les deux partis, des divergences de vues sur la conduite à tenir vis-à-vis du gouvernement, et de l’impopularité croissante de M. Mélenchon – y compris chez les électeurs socialistes et écologistes. Personne au PS ne semblait plus se réjouir de la perspective que celui-ci soit l'unique candidat de la gauche lors des prochaines présidentielles, anticipées ou non. Or, toute l’action du leader de LFI était motivée par cela : empêcher d’autres candidatures de gauche par le chantage aux législatives, accéder ainsi au second tour, et l’emporter face à Mme Le Pen par la vertu du front républicain. Un autre scénario se profile désormais.
Quel avenir pour le gouvernement Bayrou ?
Nul ne sait si le gouvernement Bayrou tiendra, et ce pour deux raisons au moins. La première est l'arithmétique : si le RN et l’UDR (les amis d’Eric Ciotti) joignent leurs voix à celle de LFI, des Verts, des communistes et du groupe LIOT, dont le positionnement politique reste incertain, ils totalisent 289 voix et peuvent faire tomber le gouvernement - sans les socialistes.
En second lieu, la position du PS sur la censure pourrait évoluer. S’il existe une forme d’accord sur le budget, le PS souhaitera peut-être sanctionner le gouvernement quand il sera question d’immigration – sujet sur lequel les Républicains demanderont tôt ou tard des gages – ou de la réforme des retraites – pour laquelle, au-delà de la « pause », les positions de la gauche semblent difficilement compatibles avec celles du bloc central. C’est ce phénomène qui faisait chuter à répétition les gouvernements sous la III° et la IV° Républiques : ils étaient adossés à une coalition de partis, qui avaient accordé leurs positions sur les dossiers-clés du moment, et étaient poussés à la démission sitôt qu’un autre sujet important, sur lequel il n’existait pas d’entente, arrivait à l’agenda de l'Assemblée.
Néanmoins, le PS semble durablement acquis à l'idée de négocier avec le gouvernement. On voit mal les députés et les responsables du parti revenir au NFP pour s’y faire gronder en public par M. Mélenchon et ses lieutenants ; car le sort des dissidents insoumis a montré qu’ils ont la rancune tenace.
Surtout, il existe une divergence de fond entre les deux ex-partenaires sur l’agenda politique, et donc des orientations stratégiques inverses. Jean-Luc Mélenchon – tout comme Marine Le Pen, mais pour d’autres raisons – veut pousser Emmanuel Macron à la démission et provoquer des élections présidentielles anticipées. Il est pressé d’en découdre, car il avance en âge (73 ans) et ne veut pas laisser le temps à un candidat de centre-gauche d’émerger – François Hollande, Raphaël Glucksmann, Bernard Cazeneuve ou un autre. Côté PS, on est beaucoup moins pressé, et pour cette même raison : comme les Républicains, les socialistes n’ont pas de candidat naturel à présenter. Deux ans ne seront pas de trop pour le choisir et lui permettre de se faire connaître des électeurs et de mûrir son programme. Le PS, comme LR, est donc désireux de laisser M. Bayrou gouverner, et de tirer profit de l’usure qui affectera sans aucun doute sa famille politique d’ici 2027.
Deux premiers-pas vers un régime parlementaire ?
En survivant à la censure du 16 janvier, M. Bayrou, a franchi deux pas en direction d’un régime parlementaire à la française.
D’abord, il a gagné son indépendance vis-à-vis du Président de la République. Celui-ci n’intervient plus dans la gestion des questions de politique intérieure et dans les négociations entre le gouvernement et les partis d’opposition, et s’est replié sur les enjeux de politique étrangère, les questions européennes et les activités protocolaires. Le pays vit aujourd’hui en situation de cohabitation, même si M. Bayrou est un soutien historique d’Emmanuel Macron. Ce dernier s’est imposé un dry January médiatique et s’est mis en surplomb des affaires du gouvernement et du jeu des partis – à l’image de ses homologues présidents en Pologne, au Portugal, en Roumanie ou en Finlande.
En second lieu, en provocant l’explosion de fait du NFP, le Premier ministre a permis d'avancer en direction de la logique parlementaire qui seule permettra de sortir de la crise induite par la tripartition de la vie politique française. En effet, ni la gauche, ni l’extrême-droite n’ont les moyens de gouverner, faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale, et il est improbable que de nouvelles élections législatives changent la donne. Rien ne garantit non plus qu’en cas d’élections présidentielles anticipées le nouveau locataire de l’Élysée obtienne une confirmation de sa victoire aux législatives. Il (ou elle) sera élu, comme M. Macron en 2022, par défaut, et il y a fort à parier qu’il devra composer à son tour avec une Assemblée fragmentée. Le pays doit donc apprendre à trouver des compromis parmi les 11 groupes politiques qui forment désormais la représentation nationale. Le fait que le PS et M. Bayrou aient choisi de négocier montre que la possibilité d'un régime parlementaire à la française se dessine.
Olivier Costa