Aujourd’hui, lundi 30 septembre 2024, le procès du RN a débuté devant le tribunal correctionnel de Paris. Vingt-quatre personnes (Jean-Marie et Marine Le Pen, 11 députés européens du parti, 12 assistants parlementaires et 3 responsables de la formation) sont poursuivies pour divers chefs d’inculpation, dont « détournement de fonds publics ». Il leur est reproché d’avoir, entre 2004 et 2016, salarié des agents du parti avec les fonds destinés à rémunérer les assistants de députés européens. Le préjudice se monte à 6,8 millions d’Euros. La pratique aurait été systématisée dans les années 2000, pour aider le RN à faire face à des difficultés financières. Marine Le Pen, la présidente du parti à l’époque des faits, risque 10 ans d’emprisonnement, 150.000 euros d’amende et entre 5 et 10 ans d’inéligibilité. Ce procès, loin d’être anecdotique, révèle la relation très paradoxale que l’extrême-droite française entretient avec le PE. Il pourrait aussi bouleverser la vie politique française en empêchant Marine Le Pen de se présenter aux prochaines élections présidentielles.
Marine Le Pen, à l'ouverture du procès
Le rapport ambigu du RN avec le Parlement européen
Le FN, et son successeur le RN, ont toujours entretenu un rapport paradoxal avec le Parlement européen (PE). Jusqu’au Brexit, le parti d’extrême-droite français a milité pour une sortie de l’Union et a dénié toute légitimité à ses institutions – et notamment à son parlement. Cependant, les élections européennes, en raison du recours à la représentation proportionnelle, ont longtemps été un scrutin très prisé du RN. Ainsi, depuis le début des années 1980, tous les cadres du parti, à commencer par Jean-Marie et Marine Le Pen, ont longuement siégé au PE, faute de pouvoir le faire à l’Assemblée nationale ou au Sénat, ou de parvenir à conquérir des collectivités locales de premier ordre. Les choses ont changé avec le succès du RN aux législatives de 2017 et 2022, mais le PE reste une sinécure pour les cadres et les obligés du RN.
Ils ne se sont pas contentés d’émarger pendant des décennies au PE en y déployant une activité des plus modestes, et en consacrant l’essentiel de leur temps à des enjeux de politique nationale ou locale. Ils voyaient dans l’assemblée européenne la pourvoyeuse d’une indemnité confortable, de moyens de travail importants, d’une tribune médiatique et d’une immunité parlementaire appréciable. Avec la croissance des ressources allouées aux députés européens dans les années 2000 et les difficultés financières du RN, plombé par les dettes, le PE est apparu comme un bailleur de main d’œuvre gratuite. Certes, l’emploi de collaborateurs parlementaires à des tâches non spécifiquement liées au mandat n’est pas nouvelle ; les députés, européens ou nationaux, ont toujours su tirer profit d’un certain flou juridique et de l’incapacité des institutions à contrôler la nature précise des activités des assistants. Mais, à partir de 2004, le RN a mis le PE en coupe réglée en créant un système consistant à faire salarier massivement par celui-ci des agents et cadres du parti, ou des assistants personnels de ses responsables.
Le précédent de François Bayrou
Les responsables du RN ne sont pas les seuls à avoir eu pareille idée. Ils ont ainsi suivi très attentivement les démêlés du MoDem avec le PE. Ce parti, ses responsables et ses élus ont eux aussi été mis en cause pour avoir employé des assistants parlementaires européens à des tâches strictement politiques, sans lien avec les activités du PE. Ce précédent sera, sans doute, un argument de la défense. Elle soulignera l’impunité dont François Bayrou aurait bénéficié et la différence de traitement dont le RN fait l’objet. Il convient toutefois de relativiser ce narratif à trois endroits.
François Bayrou, le jour de sa relaxe
D’abord, les faits reprochés au MoDem sont d’une moindre gravité, qu’il s’agisse des sommes concernées (moins de 300.000 Euros) ou du degré d’organisation des détournements. Ensuite, François Bayrou, le Président du Modem, a été relaxé au bénéfice du doute, car les juges n’ont pas pu établir qu’il était le chef d’orchestre de ces pratiques, ni même qu’il en avait connaissance ; le parquet a toutefois fait appel du jugement. En troisième lieu, il faut rappeler que huit cadres du MoDem ont été condamnés ; Michel Mercier, son trésorier, a ainsi écopé de 18 mois d’emprisonnement avec sursis, 20.000 euros d’amende et deux ans d’inéligibilité avec sursis. L’UDF et le MoDem ont également été condamnés à 150.000 et 350.000 euros d’amende. Il n’y a donc pas eu d’impunité.
Un statut qui précise les activités des assistants parlementaires
Dès l’ouverture du procès ce matin, Mme Le Pen et ses conseils ont fait valoir que le RN n’avait rien fait d’illégal, et que les députés européens étaient libres d’organiser le travail de leurs assistants comme ils l’entendaient, au nom, sans doute, du mandat qu’ils tirent de leur élection. C’est oublier que le PE a depuis longtemps fixé des règles précises quant aux missions des assistants. Dès 2004, il était formellement exclu qu’ils travaillent pour le bénéfice des groupes politiques du PE ou des partis politiques nationaux. Le règlement adopté en 2009 pour clarifier le statut des députés européens et de leurs collaborateurs va plus loin. Il précise que « seuls doivent être pris en charge les frais correspondants à l’assistance nécessaire et directement liée à l’exercice du mandat de parlementaire des députés », et proscrit la rémunération des agents des partis.
Le Parlement européen, à Strasbourg
Les députés européens disposent aujourd’hui d’une enveloppe mensuelle de près de 30.000 Euros pour recruter une équipe de collaborateurs, chargés de les aider dans l’exercice de leur mandat. Il en existe deux types. Les assistants « accrédités », qui travaillent dans les locaux du PE, ont un statut proche de celui des fonctionnaires européens. Ils sont directement payés par l’assemblée, selon un barème précis, et doivent obligatoirement résider près de l’un des trois lieux de travail du PE – Bruxelles, Strasbourg ou Luxembourg. Les assistants « locaux », qui aident ou représentent le député sur le terrain, ont un statut moins normé. Leur contrat de travail est régi par les règles propres à chaque pays, et ils sont payés par un mandataire financier – et non par le PE. Mais, comme les « accrédités », le rôle des « locaux » est d’aider le député à exercer son mandat, et non pas d’être au service d’un parti ou des cadres de celui-ci.
Une attitude offensive de Marine Le Pen, qui pourrait se retourner contre elle
La ligne de défense de Marine Le Pen est périlleuse. Faute de pouvoir nier la matérialité des faits qui sont reprochés à son parti, compte tenu des éléments dont dispose la justice au terme de 10 ans d’enquête et des révélations de plusieurs transfuges du RN, elle monte au créneau. Elle était présente lors de l’ouverture du procès et a donné une conférence de presse pour expliquer que rien ne pouvait être reproché à son parti. Elle assume avoir fait travailler des personnes salariées par le PE pour les besoins du RN et de ses cadres, mais conteste que cela soit illégal. Elle sous-entend aussi que la procédure est un règlement de comptes politique nourri par la haine des hiérarques du PE et des juges pour le RN.
Mme Le Pen argue qu’il s’agit d’un double malentendu. Le procès serait, d’abord, le résultat d’une divergence de vues entre le monde judiciaire et le monde politique, le premier ne comprenant pas les fonctions des assistants parlementaires, et refusant de faire droit à la complexité des missions d’un élu. C’est, en somme, le discours qu’avait tenu – sans succès – Pénélope Fillon pour justifier son absence de travail tangible en tant que collaboratrice parlementaire de son époux : il appartiendrait à chaque élu de décider, sans rendre de comptes à personne, de la manière dont il organise son travail et celui de ses collaborateurs. Le second malentendu opposerait les responsables du PE, supposés pétris d’une culture « allemande », qui considère les assistants comme des agents du Parlement, et les élus du RN, nourris d’une culture « française », où les assistants auraient la charge d’un travail proprement politique. Mais, comme on l’a indiqué, les textes du PE sont clairs et étaient connus des élus du RN. Et les décisions de la justice sur le cas de Mme Fillon feront jurisprudence : préparer à diner à un député, assurer sa sécurité, faire la comptabilité de son parti ou s’occuper à tout autre chose encore ne fait pas partie des missions que la collectivité a prévu de financer pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie.
Une peine d’inéligibilité pour la candidate du RN ?
Certains commentateurs font valoir que le MoDem s’en est tiré sans trop de dégâts. Mais ils oublient que les faits reprochés au RN sont d’une toute autre ampleur (près de 7 millions d’Euros contre moins de 300.000 Euros), et que plusieurs témoins et documents désignent Mme Le Pen comme la grande ordonnatrice du détournement. Elle ne peut, comme M. Bayrou, prétendre n’avoir été au courant de rien. Rappelons aussi que Mme Le Pen a déjà remboursé 300.000 Euros au PE, correspondant aux salaires de son assistante accréditée – qui devait théoriquement résider près d'un des lieux de travail du PE, mais s’occupait en fait des affaires du parti et de sa présidente à Paris.
Le pire scénario pour Mme Le Pen serait une condamnation à une peine d’inéligibilité, qui l’empêcherait de se présenter aux présidentielles de 2027 – ou à des présidentielles anticipées, en cas de démission d'Emmanuel Macron. Elle ferait évidemment appel, puis irait en cassation, mais la cour pourrait décider que le recours n’est pas suspensif. Le verdict final pourrait aussi intervenir avant le scrutin. Certes, les juges se montrent toujours prudents quand il s’agit d’interférer avec la vie politique, au nom de la séparation des pouvoirs. Il n’est, en effet, pas anodin de priver la représentante du premier parti de France d’une candidature aux présidentielles. Mais une peine d’inéligibilité reste dans l’ordre du possible, notamment si Mme Le Pen revendique trop crânement le droit de faire abstraction des règles qui régissent l’emploi de l’argent public.
Même si elle échappait à l’inéligibilité, ou si elle obtenait du sursis en la matière, une condamnation écornerait son image. Elle ne perturberait sans doute pas les électeurs historiques du parti : tout comme les fervents supporteurs de Donald Trump, qui resserrent les rangs à chaque nouvelle mise en cause de leur leader, ils interprèteraient une sanction de Mme Le Pen comme la preuve que le « système » veut la faire taire. A cet égard, son implication personnelle dans le procès sera payante. En revanche, une condamnation serait moins du goût des électeurs les plus récemment acquis à la candidate du RN, notamment de ceux qui ont été séduits par son discours sécuritaire et ses appels à l’intransigeance de la justice. Une mise en cause personnelle la priverait d’un des registres favoris de l’extrême-droite, celui du "tous pourris" et de la dénonciation des turpitudes du "système". Quand on monte au mât de cocagne, il faut avoir les braies propres.
Olivier Costa