La dissolution de l’Assemblée nationale semble être l’occasion d’une profonde évolution de nos institutions. Les élections législatives ne sont en effet plus destinées à confirmer le choix fait par les électeurs aux présidentielles, pour donner au Chef de l’Etat les moyens de gouverner, mais à choisir une nouvelle majorité. Mais il n’y aura probablement pas de majorité absolue dimanche prochain, ni pour le Rassemblement national (RN), ni pour le Nouveau Front Populaire (NFP). Il est donc nécessaire de trouver des alternatives, de négocier un accord de coalition comme on le fait dans les régimes parlementaires. On pourrait se réjouir de cette évolution de nos institutions, considérer que c’est une façon d’en finir avec un régime « semi-présidentiel » qui a vécu et montré ses limites. Toutefois, ces négociations sont précisément empêchées par l’obsession des principaux responsables politiques pour les élections présidentielles. Car le régime français a ceci de particulier qu’il les pousse à ne penser qu’à cela et à ne concevoir la vie politique qu’à cette aune.
Un régime parlementaire empêché par les ambitions présidentielles
Un régime parlementaire requiert une capacité à trouver des majorités. Cela peut être par le choix d’un mode de scrutin spécifique : le scrutin majoritaire à un tour des Britanniques ou le scrutin majoritaire à deux tours pratiqué en France ou aux USA qui induit une bipolarisation de la vie politique - du moins, en ce qui concerne la France, jusqu’à ce que la « tripartition » ne s’impose en 2022. L’obtention d’une majorité peut aussi découler de la capacité des partis à s’entendre et à forger des coalitions. Dans nombre de pays européens, on est en effet habitué aux longues négociations d’après élections entre les représentants des différentes forces politiques. Ils se mettent d’accord sur un contrat de coalition et sur la répartition des portefeuilles ministériels, et gouvernent ensuite ensemble. C’est le cœur de l’intrigue de la série télé « Borgen », qui évoque la vie politique au Danemark ; ce n’est pas différent en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique. Quand aucune combinaison ne permet d’atteindre la majorité, on opte pour un gouvernement « technique » : on confie alors les ministères controversés à des experts ou des sages, et on limite les réformes aux dossiers qui font l’objet d’un consensus.
Sidse Babett Knudsen, Borgen
La France est loin de prendre ce chemin. Dans un paysage politique organisé autour de trois blocs, le mode de scrutin ne permet plus d’assurer l’émergence d’une majorité claire, mais les partis sont incapables de dégager les moyens d’une large coalition. Si le RN n’a pas de majorité absolue le 7 juillet, il faudra pourtant le faire. Le gouvernement ne pourra sans doute pas compter sur le soutien inconditionnel de 289 députés pour faire passer des réformes ambitieuses, mais il devra être assuré qu’au moins 289 députés ne voteront pas de motion de censure sans raison valable.
L’exercice, inédit sous la V° République, est des plus difficiles. Même si le RN n’a que 240 députés, estimation basse des instituts de sondage, il sera difficile de trouver une majorité stable de 289 députés parmi les 337 élus restants, compte tenu des divergences de vues abyssales qui existent entre les différents groupes – des Insoumis aux Républicains (LR). Une autre option serait que le RN gouverne avec LR, mais là encore, il faudrait que les responsables des deux partis trouvent un terrain d’entente, ce qui semble improbable compte tenu des tensions générées par la décision d’Eric Ciotti de faire alliance avec le RN.
Des négociations sabotées par les présidentiables
Le problème est que les principaux responsables politiques français se soucient assez peu de savoir si la France sera gouvernable ou pas dimanche soir, et ne se préoccupent que des présidentielles de 2027.
A l’extrême-gauche, la raison voudrait que Jean-Luc Mélenchon et ses amis fassent profil bas en attendant le second tour. En effet, si le soutien des électeurs les plus à gauche est acquis au NFP, il doit convaincre les modérés de voter pour ses candidats plutôt que pour ceux de Renaissance ou du RN. Mais, en affirmant encore et encore que le poste de Premier ministre reviendra à M. Mélenchon ou à un autre élu insoumis en cas de victoire du NFP, comme l’a fait encore récemment Sophia Chikirou, ils poussent une partie des électeurs à voter pour les autres candidats. En somme, les mélenchonistes savent que le NFP n’a aucune chance d’emporter une majorité absolue dimanche soir et n’ont aucune envie de gouverner avec une majorité relative ou dans le cadre d’une large coalition. Seule importe la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles de 2027, et ses chances de succès seront meilleures s’il est dans l’opposition qu’aux affaires.
Quelques possibles candidats à la présidentielle de 2027
A l’extrême-droite, le raisonnement n’est pas différent. Jordan Bardella affirme ne pas vouloir aller à Matignon s’il n’a pas de majorité absolue. Trois raisons le poussent à cela. Il s’agit, d’abord, d’appeler les électeurs à la « clarification » évoquée par Emmanuel Macron, les presser de donner à son parti une majorité claire. En deuxième lieu, M. Bardella n’a pas envie de gouverner avec une majorité relative, car il sait l’exercice difficile, et qu’il n’a ni les compétences, ni l’expérience requises. Le média training permet de gagner des élections, mais est de peu de secours pour concevoir des réformes viables, négocier avec les groupes parlementaires ou défendre les intérêts du pays à l’échelle internationale. Enfin, Marine le Pen n’a aucun intérêt à voir Jordan Bardella arriver à Matignon. Si le RN reste dans l’opposition, elle pourra user et abuser du registre victimaire (« Les citoyens n’ont pas été entendus ! On nous a volé l'élection! ») et pourra continuer à faire ce qu’elle fait le mieux : critiquer l’action du gouvernement. Au contraire, si le RN exerce le pouvoir, les électeurs auront trois ans pour juger de sa capacité à tenir ses promesses. Et l’on voit mal comment il pourrait le faire – qu’il s’agisse des contraintes budgétaires, économiques ou européennes. En somme, pour Marine le Pen, siéger dans l'opposition est la meilleure stratégie en vue des prochaines présidentielles.
Emmanuel Macron est dans une position similaire. Évidemment, il ne pourra pas se représenter aux présidentielles en 2027, et même s’il démissionnait, l’idée que l’intérim de Gérard Larcher remettrait les compteurs à zéro ne tient pas. En revanche, il veut peser dans le choix de son successeur. En refusant de négocier réellement avec les partis d’opposition depuis 2022, puis en décidant de convoquer des élections anticipées dans un délai très réduit, il participe de cette obsession française pour l’élection présidentielle. M. Macron a sans doute considéré que laisser le RN gouverner le pays pendant trois ans ou créer une situation politique inextricable maximiserait les chances pour un candidat centriste de l'emporter en 2027. Quant à son appel à la clarification, il n’a pas de sens, car près de 50 millions d’électeurs agissant séparément ne peuvent pas se mettre d’accord sur une solution politique : chacun analyse les choses à sa manière. Une clarification réclame une délibération et des négociations, et elles n’ont pas eu lieu. Pour cela, le Président aurait dû laisser le temps aux partis de penser des alliances suffisamment vastes pour être en état de gouverner, en annonçant par exemple des élections législatives pour septembre et en laissant le débat se développer durant l’été.
D’autres responsables jouent le même jeu. On peut penser à Edouard Philippe, dont les louvoiements semblent plus motivés par une stratégie à trois bandes en vue des présidentielles que par la volonté de favoriser les discussions entre les principaux partis. On songe aussi à François Hollande, de retour sur la scène politique, qui se voit sans doute en recours en 2027, quand la vie publique française ne sera plus qu’un champ de ruines.
En finir avec le régime semi-présidentiel
Le régime français, bricolé dans le contexte particulier de la fin des années 1950, n’est plus viable. Créé pour doter le pays d’un président fort, disposant d’une majorité stable, il a accouché d’un régime hybride, dont la logique est obscure, qui n’est plus capable de dégager une majorité claire et dont la vie politique est focalisée, jusqu’à la névrose, sur les élections présidentielles. Les partis politiques ne sont que des écuries en vue de cette échéance, et tous les scrutins sont le prétexte à la préparer, à tester la popularité des présidentiables ou à sanctionner le Président en place. Quant à ce dernier, il est désormais un général sans armée, incapable de tenir les promesses mirobolantes qu’il doit faire pour être élu, et dont la cote de popularité plonge inéluctablement après quelques mois.
Les 12 candidats de la présidentielle 2022
Aujourd’hui, la France est en passe de devenir ingouvernable, car les principaux responsables politiques ne se soucient pas de favoriser l'émergence d'une majorité parlementaire, mais uniquement de préparer les présidentielles de 2027. Et la plupart d'entre eux semblent prêts à la politique du pire à cet endroit. Dans un régime parlementaire classique, où les élections législatives sont les seules qui comptent, les responsables des différents partis ne se préoccuperaient que d’une seule question : avec qui gouverner et sur la base de quel accord. Ils consacreraient toute leur énergie à dialoguer avec leurs homologues pour identifier des possibles points de convergence et réfléchir à un programme. En France, ils sont déchirés entre des injonctions contradictoires : faire le meilleur score possible dimanche soir, pour préparer les prochaines échéances dans les meilleures conditions, mais ne pas être en situation de gouverner. Car l’expérience montre qu’il est plus facile pour un parti de gagner une élection présidentielle quand il siège dans l’opposition parlementaire. Chacun se souvient que la première et la troisième cohabitations ont permis au Président sortant d’être réélu contre le leader du parti qui était au gouvernement: François Mitterrand contre Jacques Chirac en 1988 et Jacques Chirac contre Lionel Jospin en 2002.
Des responsables politiques français obsédés par leur destin présidentiel
Le problème est que nos leaders sont drogués à la présidentielle, ne sont souvent entrées en politique qu’avec un rêve élyséen, et sont donc peu désireux de favoriser l’émergence d’une logique parlementaire. Ainsi, jamais aucun Président n’a fait quoi que ce soit d’efficace pour mettre fin à la centralité de l’élection présidentielle ou pour faire évoluer la culture politique de notre pays. Et toutes les réformes constitutionnelles entreprises ont contribué à renforcer un peu plus encore le rôle du Président. Il y a aujourd’hui peu de d’espoir de sortir de cette obsession française. Les éditorialistes nous expliquent désormais qu’il faudra attendre 2027 pour que la clarification s’opère, à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Mais, compte tenu des défis immenses qui attendent la France et l’Union européenne, trois ans est une éternité.
Olivier Costa
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