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Photo du rédacteurOlivier Costa

Kamala Harris peut-elle compter sur l’électorat populaire?


Après une pénible séquence de gaffes et de moments d’absence, Joe Biden s’est retiré de la course à la présidentielle. Il a fallu pour cela d’intenses pressions de la part de responsables démocrates éminents et de donateurs potentiels car, sans le milliard de dollars nécessaire à une campagne présidentielle aux Etats-Unis, l’échec était certain. Kamala Harris s’est imposée dans l’urgence, même si, depuis son arrivée à la vice-présidence en 2020, elle a souvent été présentée comme une erreur de casting. Ces dernières semaines, son action et son tempérament ont été réévalués. Elle suscite désormais de vifs espoirs dans le camp démocrate, et l’inquiétude dans l’entourage de Trump, qui ne peut plus se contenter de railler la sénilité supposée de son rival. Mais la candidate démocrate peut-elle vraiment l’emporter après tant de confusion et en menant une campagne aussi courte ? Et, surtout, saura-t-elle reconquérir l’électorat populaire ?

 



 

Les défis de la campagne

 

Face à des sondages qui évoluent positivement pour Mme Harris, les médias semblent considérer que la partie sera facile, mais rien n’est moins sûr, car elle est face à des défis immenses : se faire connaître du grand public, qui ignore encore qui elle est ou s’en remet au portrait désastreux qu’en font les médias favorables à Trump ; mettre sur pied une équipe de campagne efficace ; et imposer des thèmes de campagne afin de sortir d’une confrontation de personnes stérile.

 


Les sondages montrent que K. Harris et D. Trump sont désormais au coude-à-coude (Source: Financial Times).

 

Pour l’heure, le débat est en effet d’un piètre niveau. Donald Trump décrit sa rivale comme une gauchiste exaltée et incompétente, et comme une opportuniste. Mme Harris insiste sur les multiples affaires judiciaires dans lesquelles son adversaire est empêtré, et sur les risques qu’un nouveau mandat de celui-ci ferait courir au pays, en termes de respect de la démocratie et de l’Etat de droit, et plus particulièrement d’IVG. C’est un registre où elle excelle, compte tenu de son expérience de procureure et de ses engagements en tant que vice-présidente, mais il ne peut pas suffire.

 


Retisser des liens avec un électorat populaire

 

Le discours de Kamala Harris doit en effet être élargi, car il ne parle qu’à une minorité d’électeurs. L’Amérique – comme l’Europe – connaît une profonde crise de la représentation. La partie de l’électorat qui est la moins dotée économiquement et socialement, celle qui n’a pas de diplôme universitaire et est cantonnée à des emplois volatiles et faiblement rémunérés, se sent ignorée et méprisée par les « élites ». Ces électeurs se soucient assez peu du détail des ennuis judiciaires de Donald Trump, qui se diluent dans une rengaine du « tous pourris ». Ils ne sont pas non plus émus par la défense des droits des minorités et des libertés individuelles par Mme Harris.

 

Le divorce du parti démocrate avec ces électeurs n’est pas nouveau : il remonte aux années 1980, quand les masses laborieuses – les blue collars, ouvriers en bleu de travail, par opposition aux white collars, cadres à chemise – ont cessé de voter systématiquement pour la gauche. L’électorat démocrate se concentre désormais dans les classes moyennes et supérieures des grandes villes, tandis que le gros des troupes des Républicains – outre les électeurs les plus prospères – se situe dans les campagnes.

 


La carte (source : Wikimedia) montre les résultats des élections présidentielles de 2020 à l’échelle des comtés. Plus le comté est bleu foncé, plus il a voté pour Biden ; plus il est rouge foncé, plus il a voté pour Trump. On voit que le vote démocrate se concentre sur les côtes, où se situent les grandes villes et les Etats les plus peuplés. Les « territoires » votent largement pour Trump, car il l’emporte surtout dans les zones rurales peu denses.

 

Le fait que Mme Harris soit une femme et une personne de couleur ne lui facilite pas forcément la tâche, les Républicains étant habiles à dénoncer l’impact des privilèges dont jouissent ces catégories de la population sur les masses laborieuses. Elle est activement présentée par D. Trump comme une gauchiste radicale, qui ne serait animée que par des combats lunaires et des préoccupations « wokistes », à mille lieux des tracas réels des Américains. En outre, elle ne peut revendiquer des origines modestes : elle est la fille de deux éminents universitaires ; elle est diplômée de grandes universités ; elle a fait une carrière au plus haut niveau dans les juridictions de Californie ; elle est ensuite devenue Sénatrice de cet Etat – le plus riche du pays. Son colistier – que Mme Harris choisira sous peu – est censé avoir un profil complémentaire du sien, pour l’aider à séduire des électeurs d’autres catégories socio-professionnelles, d’autres confessions et origines, et d’autres Etats. Mais aucun des prétendants en lice n’a de baguette magique pour réconcilier le parti démocrate avec les masses. Donald Trump ne peut pas non plus prétendre être proche du peuple : il est richissime et c’est un héritier. Mais son discours, qui ne s’embarrasse jamais des nuances et des faits, plaît à certains citoyens qui souffrent d’un sentiment de déclassement. Il cultive aussi une forme d’authenticité et de simplicité à force de vulgarité, de sexisme, de racisme et d’ignorance satisfaite.

 

 

Affronter la crise de confiance des citoyens

 

La crise démocratique qui affecte les Etats-Unis frappe toutes les démocraties libérales, et se traduit par un déclin de la participation électorale et de l’engagement citoyen, une montée en puissance des forces politiques populistes, notamment d’extrême-droite, et une perte de confiance des citoyens dans leurs élus. Les Etats-Unis ont toutefois été confrontés à cette difficulté les premiers. Les enquêtes d’opinion montrent que les citoyens américains ont de moins en moins confiance dans leurs élus et le sentiment de plus en plus vif qu’ils ne les écoutent pas. La campagne des Républicains joue largement sur ce registre : l’idée que l’administration Biden n’a rien fait pour prendre en considération les deux principales préoccupations des Américains moyens que sont l’inflation et l’immigration.

 

Kamala Harris ne pourra séduire les citoyens des classes populaires que si elle accepte l’idée que leurs revendications et critiques ont du sens. Relativiser avec force chiffres l’idée que l’inflation a rogné leur pouvoir d’achat, ou traiter de racistes l’ensemble des citoyens qui se préoccupent de l’immigration et des tensions entre les communautés est le plus sûr moyen de pousser ces électeurs dans les bras de Donald Trump. Le bilan économique de Joe Biden est bon, si l’on s’en réfère aux principaux indicateurs (emploi, salaires, croissance…), mais cela importe peu : en démocratie, il faut prendre acte des perceptions des citoyens. Il en va de même de l’immigration. On peut arguer que nombre de citoyens préoccupés par le sujet n’y sont pas directement confrontés. On peut aussi dénoncer les mensonges de Donald Trump, qui renvoie toutes les difficultés du pays à l’immigration illégale. Il reste que les Etats-Unis sont incapables de contrôler leurs frontières et que leur politique d’immigration est incohérente : entrer légalement est excessivement difficile, mais l’économie a grand besoin d’une main d’œuvre étrangère peu regardante sur les salaires et les conditions de travail. Il existe donc un abîme entre les principes et la réalité.

 

 

Prendre les préoccupations des électeurs au sérieux

 

Pour pouvoir compter sur l’électorat le moins fortuné, Mme Harris doit répondre à ses préoccupations, plutôt que de nier leur pertinence ou de refuser de s’y confronter pour des raisons « morales ». Il faut aussi qu’elle propose un projet de société qui permette de penser les enjeux à la fois économiques et migratoires, et qui réponde aux angoisses des moins favorisés. Il s’agit, plus largement, de donner des perspectives à chaque membre de la société américaine et de faire face au sentiment de plus en plus vif de déclassement et de manque de reconnaissance sociale d’une large part de la population.

 

La question de la répartition des richesses est ici centrale. Le néo-libéralisme, la globalisation et la dette publique ont permis une croissance sans fin de l’économie américaine, mais ses bénéfices sont répartis de manière de plus en plus inégalitaire. Les gagnants du processus connaissent un enrichissement inouï et le pouvoir économique s’est concentré entre les mains de quelques originaux qui échappent au droit commun et semblent tout droit sortis d’un film de James Bond. La crise financière de 2008 a été exemplaire à cet égard : l’Etat fédéral est venu à la rescousse des banques en consentant des efforts financiers sans précédent, tandis que les ménages les plus modestes, notamment ceux qui s’étaient endettés pour acheter leur logement, restaient sans rien. La crise du Covid n’a pas été très différente, avec des effets d’ajustement très violents pour les plus fragiles.


 

Repenser la société américaine

 

Les responsables politiques, démocrates comme républicains, n’ont jamais remis en cause le fonctionnement et l’organisation de la société et de l’économie de leur pays. Ils se sont contentés de vanter le rêve américain : la possibilité pour chaque citoyen de s’élever socialement, à force de travail, d’audace ou de diplômes. Les success stories existent, mais combien de citoyens défavorisés ont-ils vraiment pu en bénéficier ? Et comment ceux qui ne l’ont pas fait doivent-ils interpréter leur échec ?

 

Paradoxalement, Donald Trump s’est plus adressé à ces citoyens déclassés que les démocrates. Il n’a pas de solution à leur proposer, mais il leur parle. Au pouvoir, il a tenté de démanteler le système de santé dont beaucoup bénéficiaient et a opéré des réformes fiscales qui n’ont profité qu’aux plus riches. Mais peu importe : son discours hostile aux élites et aux immigrés a masqué cela.




Joe Biden : l’action sans le récit

 

Durant son mandat, Joe Biden a répondu à ces préoccupations, mais davantage sur le fond que sur la forme. Il a développé un programme très ambitieux d’investissements dans les infrastructures et dans l’énergie verte, il a favorisé la réindustrialisation du pays, il a permis la création de nombreux emplois, il a lutté contre les monopoles et contre l’inflation. En somme, il a restauré le rôle de l’Etat fédéral face aux marchés et à la globalisation débridée, lui a redonné une fonction de régulation, d’organisation et de justice sociale.

 

Mais il a échoué à faire comprendre sa politique et à répondre concrètement aux préoccupations des citoyens. Il n’est pas parvenu à mettre ses décisions en perspective, à expliquer le type de société et d’économie qu’il appelait de ses vœux – comme à préciser le rôle qu’il envisageait pour les Etats-Unis à l’échelle internationale. Par voie de comparaison, le « Make America Great Again » de Trump, formule vague dont on ne sait pas bien ce qu’elle recouvre, est un narratif puissant et séduisant, comme l’était le « Take Back Control » des Brexiters, tout aussi creux.

 

Kamala Harris doit donc sans tarder présenter un narratif pour donner du sens à son programme politique et à son action à la tête des Etats-Unis. La lutte contre les discriminations, pour la démocratie et pour les libertés individuelles ne suffit pas, car ce n’est pas un sujet de préoccupation majeure pour une large part de l’électorat. Les enjeux du pouvoir d’achat, de la dignité du travail, de la reconnaissance sociale de chacun semblent tout aussi importants. Il s’agit également de restaurer la confiance des citoyens dans les institutions politiques et les élus, de raviver le débat démocratique qui a été confisqué à la fois par les grands patrons – qui ont imposé la globalisation et la dérégulation comme des phénomènes non-négociables et bénéfiques pour tous – et les populistes – qui réduisent le débat public aux invectives, aux mensonges et à la désignation de boucs émissaires. Cela permettrait de révéler les contradictions du trumpisme, qui veut réduire les taxes sur les plus riches, déréguler l’économie et démanteler les droits sociaux, et qui récuse l’idée d’augmenter les bas salaires.

 


Quel narratif pour séduire les classes populaires ?

 

On ne gagne pas une élection en se contentant de critiquer son adversaire. Le « we won’t go back » de Kamala Harris ne suffira pas à mobiliser les électeurs. Il faut un récit et du souffle. Mais la question du narratif n’est pas qu’une affaire de marketing, et il ne suffit pas d’inventer un concept ronflant ou de marteler une formule pour convaincre les électeurs. Emmanuel Macron a pu le constater après ses pesants discours sur le « réarmement » de la France fin 2023, qui n’ont ni ému ni convaincu.

 

Il revient à présent à la candidate démocrate de relever le défi, et d’avancer le récit qui saura convaincre les électeurs les plus modestes que les démocrates sont à leur écoute et ne déploient pas toute leur énergie à défendre des causes dont le sens et l’utilité leur échappent. Barack Obama avait su le faire, et reconquérir l’électorat populaire, notamment chez les femmes et les personnes de couleur. Si Mme Harris se contente d’agiter les risques d’un retour de Trump à la Maison blanche, la victoire de celui-ci reste possible.  

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1 Comment


catie1040
Aug 09

Très intéressante analyse qui pourrait s'appliquer aussi à la gauche française en partie 👌

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