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Dans ce blog, je publie régulièrement des textes sur des sujets d'actualité. J'en reprends certains en anglais.

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Cette tribune, signée par 15 membres du Conseil scientifique de l'Union des fédéralistes européens, a été publiée par Le Monde, le 6 novembre 2024. J'ai tenu la plume.


Le retour du républicain à la Maison Blanche devrait inciter les Européens à poursuivre l’intégration européenne pour assurer eux-mêmes leur prospérité économique, leur sécurité militaire et la promotion des valeurs démocratiques, estiment des membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens dans une tribune au « Monde ».



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La réélection de Donald Trump, surtout si la victoire des républicains se confirme aussi au Sénat, est de nature à bousculer trois principes qui sont au fondement même du mode de vie et de la prospérité de l’Europe : une économie reposant en large partie sur le commerce transatlantique, une sécurité dépendant principalement de l’OTAN, et des systèmes politiques fondés sur la démocratie libérale et la croyance dans la possibilité d’une concorde entre les peuples.

Ce constat n’est pas nouveau. Depuis des années, divers études, tribunes et rapports viennent alerter l’opinion publique européenne sur ce triple risque.

Celui, d’abord, d’un décrochage économique et technologique de l’Union européenne vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis : récemment, le rapport Draghi a rappelé que l’Europe ne s’est jamais remise de la crise financière de 2008, qu’elle a raté le coche du numérique et qu’elle n’attire plus les investisseurs.

 

Isolationnisme

 

Il y a, ensuite, une ombre sur la sécurité de l’Europe, confrontée aux menées de la Russie et au repli des Etats-Unis ; la campagne électorale a démontré que l’isolationnisme a le vent en poupe chez les citoyens américains, qui ne semblent préoccupés que par les rapports de leur pays avec la Chine.

Le troisième risque est celui d’une remise en cause globale des valeurs de la démocratie libérale qui fondent les systèmes politiques des Etats de l’Union et les institutions de celle-ci ; les violentes diatribes qui font désormais le quotidien de la vie politique américaine montrent qu’elles sont mal en point, et que des forces puissantes promeuvent une conception beaucoup plus brutale de l’espace public.

L’Europe est au pied du mur et doit se préparer à des évolutions alarmantes. Celle d’une politique ouvertement protectionniste des Etats-Unis et d’une négation, plus ou moins virulente, des principes qui fondent le commerce international depuis la seconde guerre mondiale. Celle d’un désinvestissement américain, plus ou moins rapide et prononcé, des mécanismes de sécurité globale. Celle, enfin, d’une remise en question des vertus de la démocratie libérale.

Dans ce contexte critique, l’intégration européenne est en panne de projet, de budget et de leadership. Du côté des Etats membres, aucun responsable politique ne semble plus capable ou désireux de faire avancer les choses à l’échelle européenne ; avec l’élection de Donald Trump, le sauve-qui-peut national est à redouter.

 

Les idées radicales ont le vent en poupe

 

Du côté de la Commission, la reconduction d’Ursula von der Leyen est intervenue alors que de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement sont en difficulté et s’est accompagnée du départ des personnalités les plus fortes au sein du collège des commissaires : il est probable qu’au nom de ses conceptions atlantistes, elle ne voudra prendre aucune initiative qui pourrait déplaire aux autorités américaines.

Du côté de la société civile, les idées radicales ont le vent en poupe, et la tentation est grande de s’en remettre, comme aux Etats-Unis, au protectionnisme et au repli national.

A l’heure où les discussions budgétaires font rage en France, il faut aussi rappeler que, alors que le budget de l’Etat fédéral américain représente environ 25 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, celui de l’Union européenne se limite à 1 % du PIB des Vingt-Sept. Avec une capacité budgétaire aussi faible, elle s’interdit toute action d’ampleur en matière de politique industrielle, d’innovation, d’action sociale, de transition écologique ou de défense.

Les prochains débats budgétaires poseront inévitablement la question d’une nouvelle répartition des financements disponibles, avec le risque de voir sacrifiés des secteurs essentiels pour l’Union européenne, tels que l’agriculture, la politique régionale ou encore l’éducation et la recherche.

L’Europe doit prendre son destin en main, à un triple niveau.

 

Décisions ambitieuses et inconfortables

 

Elle doit accélérer l’intégration économique et technologique pour donner à ses entreprises les moyens d’être concurrentielles à l’échelle globale, dans un monde où les règles du jeu évoluent rapidement.

Elle doit aussi veiller à sa sécurité militaire collective, face à la double menace que représentent l’impérialisme russe et le repli des États-Unis.

Elle doit enfin défendre vigoureusement ses valeurs, l’attention qu’elle porte au progrès social, aux libertés, à la protection de l’environnement, et lutter efficacement contre les ingérences étrangères dans sa vie démocratique.

Ce sursaut pourrait s’incarner, sans délai, dans la mise en place d’un cadre de défense européen. La tâche n’est pas aisée, car elle soulève des questions complexes qui exigeront des réponses courageuses.

L’augmentation des dépenses militaires doit-elle s’accompagner d’une réduction d’autres investissements ou d’une augmentation des prélèvements ? Peut-on penser une défense européenne sans une plus grande intégration politique et la création d’institutions – possiblement fédérales – capables de prendre des décisions au nom de l’Union ? Comment accompagner les changements socio-économiques qu’entraîneront des investissements massifs dans une politique industrielle de défense commune ?

Pour préserver son avenir, l’Union européenne doit prendre des décisions ambitieuses et inconfortables. Les bouleversements en cours, à l’Est comme à l’Ouest, sont un appel pressant à plus d’audace, à l’heure où la plus petite initiative européenne exige des trésors de diplomatie et des négociations interminables. Seul un surcroît d’intégration permettra de lutter contre les ambitions impériales et d’assurer la sécurité de l’Europe après la fin de la pax americana.

 

Signataires : Arvind Ashta, professeur de finances, Burgundy School of Business ; Robert Belot, professeur des universités (histoire), université de Saint-Etienne ; Christine Bertrand, maîtresse de conférences en droit public, université Clermont-Auvergne ; Frédérique Berrod, professeur des universités (droit), Sciences Po Strasbourg ; Yann Moulier-Boutang, professeur des universités émérite (sciences économiques), université de Technologie de Compiègne ; Christophe Chabrot, maître de conférences (droit public), université Lumière-Lyon-2 ; Olivier Costa, directeur de recherche CNRS, Cevipof - Sciences Po ; Michel Devoluy, professeur des universités honoraire (sciences économiques), université de Strasbourg ; Sophie Heine, autrice et consultante, chercheuse associée à l’Institut Egmont ; Jacques Fayette, professeur des universités honoraire (sciences de gestion), université Lyon-3 ; Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique, Sciences Po ; Gaëlle Marti, professeure de droit public, université Jean-Moulin-Lyon-3 ; Alexandre Melnik, professeur, ICN Business School Nancy-Metz ; Ghislaine Pellat, maîtresse de conférences (gestion), université de Grenoble ; Céline Spector, professeure des universités (philosophie), Sorbonne-Université.

Tous les signataires sont membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens (UEF).


Du 4 au 12 novembre 2024, le Parlement européen va procéder aux auditions des 26 candidats-commissaires qui doivent composer la seconde équipe d’Ursula von der Leyen. L’objectif est de vérifier s’ils ont les qualités, les connaissances et l’attitude requises pour ce mandat. Ils se sont déjà pliés à l’exercice des questions écrites, mais leurs réponses aux députés, pétries de généralités et du sabir parlé rue de la Loi, laissent présager un processus bien terne. Est-ce l’effet de l’encadrement des candidats par les services de la Commission, de la crainte des règlements de compte politiques au Parlement, ou de leur soumission à Ursula von der Leyen ?



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Les évolutions de la procédure de nomination de la Commission

 

Les modalités de nomination de la Commission ont beaucoup évolué au fil du temps. A l’origine, le traité de Rome (1958) prévoyait simplement que les gouvernements désignent les commissaires d’un commun accord et choisissent un président parmi eux. Dans les années 1980, le Parlement européen (PE) a commencé à approuver la nomination de la Commission, sans avoir de compétence spécifique pour le faire. Le traité de Maastricht (1993) a formalisé cette pratique, en conditionnant l’investiture de la Commission à un vote d’approbation du PE. Il a aussi fait coïncider les mandats des deux institutions : depuis 1994, la Commission est ainsi nommée pour cinq ans, juste après les élections européennes. A cette époque, sans que le traité ne le mentionne, le PE a pris l’initiative d’auditionner les candidats-commissaires devant les commissions parlementaires compétentes, avant de les investir collectivement. Depuis le traité d’Amsterdam (1999), la procédure d’investiture prévoit deux votes distincts du PE : le premier sur le président ou la présidente de la Commission, et le second sur le collège dans son ensemble. Le traité de Nice (2003) a accru les pouvoirs du Président de la Commission, qui assure depuis 2004 la répartition des portefeuilles et des vice-présidences, et peut modifier ces choix en cours de mandat ou contraindre un commissaire à la démission. Enfin, le traité de Lisbonne (2009) a précisé que le choix du candidat à la présidence doit tenir compte du résultat des élections européennes, et que celui-ci doit être « élu » par le PE.

 


Une procédure complexe en 6 étapes

 

Aujourd’hui, la procédure de nomination comporte 6 étapes, dont 3 ont déjà été franchies par la Commission von der Leyen II :

1.      le Conseil européen propose, à la majorité qualifiée (55% des Etats représentant 65% de la population de l’Union), un candidat à la présidence de la Commission ; cela s’est passé le 27 juin 2024 pour Ursula von der Leyen ;

2.      cette candidate est « élue » par le PE à la majorité de ses membres ; Mme von der Leyen l’a été le 17 juillet 2024 ;

 

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3.      le Conseil européen désigne, à la majorité qualifiée et d’un commun accord avec la présidente élue, les autres commissaires sur la base des suggestions faites par chaque représentant national. La présidente attribue les portefeuilles et les vice-présidences ; ces éléments sont connus depuis le 17 septembre 2024 ;

4.      le PE auditionne les candidats devant les commissions parlementaires compétentes ; les auditions sont prévues début novembre 2024 ;

5.      le PE vote, à la majorité des suffrages exprimés, l’investiture de la Commission en tant que collège. Dans les faits, il peut d’abord formuler des commentaires sur la composition de la Commission pour obtenir des adaptations (changements de candidats et de portefeuilles), comme il l’a fait systématiquement depuis 2004 ;

6.      le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, nomme la Commission qui entre en fonction pour cinq ans.



 Le déroulement des auditions

 

La prochaine étape-clé pour la Commission von der Leyen II est celle des auditions, prévues du 4 au 12 novembre. La procédure a déjà débuté par l’examen des éventuels conflits d’intérêts des candidats, et par une phase écrite. Les candidats-commissaires ont été invités à répondre par écrit à des questions formulées par les députés. Elles portent sur des enjeux généraux (compétences pour le portefeuille, intérêt pour les questions européennes, indépendance, relations futures avec le PE…) et sur des éléments plus spécifiques (priorités politiques, dossiers en cours…). Cet exercice permet de cerner les profils et les intentions des candidats, et d’approfondir la discussion pendant l’audition. Celle-ci dure trois heures : le candidat fait une déclaration puis répond brièvement (3 minutes) à 25 questions réparties entre les groupes politiques. Les députés peuvent éventuellement poser une question de suivi.


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Audition de Thierry Breton en 2019


A priori, les candidats n’ont pas connaissance des questions qui leur seront posées à l’oral. Il revient toutefois à leur entourage de déminer le terrain et de faire jouer leurs réseaux, notamment politiques, pour anticiper les questions. En outre, les députés de la famille politique du candidat-commissaire leur posent des questions plutôt amicales qui leur permettent valoriser leurs qualités, leurs connaissances et leurs projets.

 

La prestation de chaque candidat est évaluée par les représentants des différents groupes politiques au sein de la commission parlementaire, appelés les « coordinateurs ». Le candidat est approuvé s’il emporte la conviction de coordinateurs représentant au moins les deux tiers des membres de la commission. A défaut, les députés peuvent lui adresser de nouvelles questions écrites et procéder à une seconde audition. Si le candidat ne convainc toujours pas, la commission parlementaire se prononce sur son cas à la majorité simple. Au terme du processus, les lettres d’évaluation rédigées par les différentes commissions parlementaires sont rendues publiques, exigeant éventuellement des modifications du collège proposé. Si certaines candidatures sont retirées ou modifiées, de nouvelles auditions ont lieu.  

 

Quand le PE est satisfait de toutes les auditions, il procède à un vote d’approbation. Ce vote est moins périlleux que l’élection de la Présidente, puisqu’il requiert la majorité absolue et non celle des membres. Pour mémoire, la majorité absolue exige 50% des votes exprimés : les abstentions et les votes nuls ne sont pas pris en compte, et les absents ne pèsent pas. Le candidat à la présidence doit pour sa part obtenir une majorité « des membres » : les abstentions, les votes nuls et les absents s’opposent à son élection.

 

Les votes d’investiture depuis 1995

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Source : Parlement européen. Compilation et calculs de l’auteur.

N.B. : La marge est la différence entre les votes « oui » et « non », quand une majorité absolue est requise, et la différence entre les votes « oui » et le nombre de voix à atteindre quand une majorité des membres est exigée.

 

 

Des auditions de plus en plus partisanes

 

Avec le processus des « candidats de tête » et la fragmentation politique croissante du PE, les auditions sont de plus en plus conditionnées par des jeux partisans. Aujourd’hui, quasiment tous les commissaires ont une expérience parlementaire et/ou ministérielle, et tous revendiquent une appartenance partisane. Les députés ne cherchent donc pas seulement à s’assurer de la compétence et de la probité des candidats-commissaires, mais s’intéressent fortement à leurs orientations politiques. En effet, si du côté du Conseil européen on estime que la nomination de la Commission est un processus avant tout intergouvernemental (chaque gouvernement proposant un commissaire qui est généralement de son bord politique), la majorité des députés estiment que l’Union doit être régie par une logique d’ordre parlementaire. L’identité du président de la Commission, la composition de celle-ci, la distribution des portefeuilles et son programme sont censés être en phase avec le résultat des élections européennes, comme c’est le cas dans un régime parlementaire classique. C’est aussi la condition du soutien que le PE apportera à l’action de la Commission. Les candidats-commissaires doivent naviguer entre ces deux visions, et ménager tout à la fois la confiance du Conseil européen et celle du PE. Pour y parvenir, ils ajustent constamment leur discours, qui oscille entre un registre politique et un registre plus technocratique selon le contexte et l’interlocuteur.

 


Une présidentialisation croissante de la Commission

 

Au-delà de cette tension entre logiques nationale et partisane, une troisième logique est à l’œuvre : la présidentialisation. Les réformes successives des traités depuis les années 1990 ont en effet transformé le rôle de la présidence, qui jouit désormais d’une véritable autorité sur le collège et s’affirme comme une sorte de Premier ministre, capable d’imposer sa ligne politique. La composition et l’organisation de la Commission von der Leyen II révèlent parfaitement cette évolution vers plus de verticalité. D’abord, les fortes têtes ont été écartées : tous les commissaires qui s’étaient peu ou prou opposés à la présidente depuis 2019, et avaient revendiqué leur autonomie ou rappelé le caractère collégial de l’institution, ne sont plus là. On cherche en vain les personnalités fortes parmi les 26 candidats-commissaires. Ensuite, la nouvelle organisation est pensée autour de 6 vice-présidentes exécutives, et non plus 3, et supprime le fonctionnement en « silos » : concrètement, plus aucun commissaire, y compris les vice-présidents exécutifs, ne contrôle un dossier donné. La décision collective s’impose, ce qui revient à donner un droit de dernier mot à la Présidente, qui a aussi la charge de questions-clés telles que le budget.

 


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Les réponses des 26 candidats-commissaires aux questions écrites des députés publiées le 22 octobre 2024 par le PE attestent de l’autorité renforcée de la Présidente. Elles sont longues (plus de 400 pages au total) et verbeuses, et semblent destinées à n’offenser personne au PE et à ne pas contredire la ligne politique de la Présidente. Depuis que le PE procède à des auditions, les candidats-commissaires peuvent bénéficier de l’appui des services de la Commission pour s’y préparer. Ceux qui en ont fait l’économie l’ont souvent regretté, face à des députés souvent pugnaces. Désormais, les agents de la Commission surveillent le processus de près et jouent un rôle presque étouffant. C’est tout particulièrement le cas du Secrétariat général – le service de la Commission placé sous l’autorité directe de la Présidente qui assure une fonction de coordination des différentes Directions générales. Il aide les candidats à acquérir les connaissances nécessaires et les entraîne à ne contrarier personne. Ce travail de lissage est particulièrement visible dans les réponses écrites qui, par exemple, éludent soigneusement les enjeux budgétaires. Ainsi, aucun candidat ne propose d’avoir recours à des emprunts pour soutenir la politique industrielle, d’innovation ou de défense, comme le recommande pourtant le rapport Draghi.

 

Des candidats-commissaires excessivement prudents ?

 

Les candidats sont fortement incités à suivre les conseils du Secrétariat général, car les précédents fâcheux sont légion. Le PE a en effet toujours contesté certaines nominations, parce que des candidats n’avaient pas une maîtrise suffisante de leur portefeuille, avaient dérapé pendant leur audition ou avaient été rattrapés par quelque scandale. Parfois les députés ont eu la main lourde en raison de règlements de comptes politiques ; ainsi, en 2019, la candidate française libérale Sylvie Goulard s’est faite étriller car sa famille politique s’était opposée à des candidats socialiste et démocrate-chrétien au stade de l’examen des conflits d’intérêts ; les élus de ces deux groupes se sont donc fait un plaisir d’écarter la candidate des libéraux. Les députés sont aussi poussés à la sévérité car ils tiennent à obtenir des aménagements du collège des commissaires à chaque investiture, qu’ils soient réellement indispensables ou non. Cette affirmation d’une lecture « parlementariste » de la procédure requiert en quelque sorte des boucs émissaires.

 

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Cette année, plus que jamais, les candidats-commissaires redoutent les foudres des partis adverses et soignent leur profil. Chacun craint que l’intransigeance de telle ou telle famille politique à l’égard du candidat d’une autre ne déclenche des mesures de rétorsion en cascade. Ce climat prive l’exercice des auditions de l’essentiel de son intérêt : aucun candidat ne va prendre le risque d’avancer des propositions originales ou des points de vue tranchés qui pourraient attiser les tensions entre les groupes politiques ou déplaire à la Présidente. Dans le passé, lorsque l’exercice était moins cadenassé par les services de la Commission, il était intéressant. Il a parfois permis à d’obscurs candidats de faire émerger des idées ou des projets, et de surprendre les parlementaires par leur tempérament et leur maîtrise des dossiers. A un moment où il conviendrait que l’Union fasse preuve d’ambition, les auditions risquent fort de se limiter à un concours de récitation de tièdes éléments préparés par les administrateurs de la Commission et validés par le cabinet de la Présidente.


Olivier Costa


Post repris par la revue numérique Telos (4 novembre 2024)

Dernière mise à jour : 15 oct. 2024

Alors que le gouvernement Barnier cherche à réduire les dépenses publiques par tous les moyens, et que beaucoup de parlementaires stigmatisent le grave dérapage des dépenses publiques en 2024, on apprend que les budgets de l’Assemblée nationale et du Sénat sont prévus en hausse. Comment expliquer cette décision ? Et que faut-il penser du train de vie de nos parlementaires ?

 


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L'Assemblée nationale



Le budget des institutions françaises en hausse

 

Une règle, qui s’applique dans la plupart des démocraties libérales, veut que les pouvoirs exécutif et législatif n’interviennent pas dans leurs budgets de fonctionnement respectifs. Ce pacte de non-agression a une logique : il serait problématique que le gouvernement rogne le budget des assemblées ou que celles-ci réduisent celui du gouvernement ou de la présidence. Ainsi, au nom de la séparation des pouvoirs, les assemblées définissent leur budget en prenant en compte l’inflation et d’éventuels besoins exceptionnels (travaux de rénovation importants, etc.), et le gouvernement reporte ce montant dans le projet de loi de finances.

 

Le projet 2025 prévoit ainsi des hausses pour les budgets de toutes les institutions de la République : pour l’Elysée, il s’établit à 125 millions d’Euros, en hausse de 2,5% (3 millions) ; pour l’Assemblée nationale, c’est 617 millions, en hausse de 1,7% (10 millions) ; et pour le Sénat, 359 millions, en hausse également de 1,7% (6 millions). L’opinion publique s’est émue de ces chiffres, qui font tache alors que le gouvernement Barnier se démène pour limiter le déficit. Du côté de l’Elysée, on fait valoir que la hausse est 4 fois moindre que celle de l’an passé, ce qui ne consolera personne. Du côté des chambres, on argue que la hausse reflète uniquement l’inflation et l’augmentation du traitement des agents. A l’Assemblée nationale, on souligne aussi le coût non-financé de la dissolution, qui n’est pas une décision de l’institution ; il s’agit de 28,5 millions d’Euros, qui correspondent notamment aux indemnités dues aux collaborateurs d’élus licenciés à cette occasion. Cela dit, les ministères qui voient leur budget réduit sont eux aussi confrontés à l’inflation, et vont devoir faire des coupes claires et sombres dans leurs dépenses. Ce manque de solidarité institutionnelle est donc difficile à justifier.

 


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La bibliothèque de l'Assemblée nationale



Les parlementaires sont-ils trop payés ?

 

Comme à chaque fois qu’il est question du budget des institutions françaises, les commentaires ont fleuri sur les réseaux sociaux et dans les médias pour mettre en cause le train de vie des parlementaires, qui semblent à l’abri des problématiques que rencontrent nombre de citoyens. Certains font valoir qu’il revient aux élus, qui ont voté depuis des décennies des budgets en déficit, de faire à présent les efforts nécessaires à la limitation de la dette du pays. Cette question émerge aussi à chaque crise sociale, et avait notamment suscité un fort débat à l’époque du mouvement des Gilets jaunes.

 

Une fois encore, l’opinion publique et ses relais font valoir que les gens qui nous gouvernent pourraient, par solidarité et exemplarité, faire des efforts, voire consentir à une nette réduction de leurs émoluments. L’idée est alimentée par les fantasmes qui entourent le niveau de rémunération de nos responsables politiques. On entend ainsi souvent dire des parlementaires qu’ils gagneraient « 20.000 Euros par mois », en sus de multiples avantages en nature et passe-droits. Mais quelle est la réalité ?

 

Un député français gagne environ 6.000 Euros net par mois, et paie ses impôts comme tout le monde. Il dispose aussi d’un budget pour couvrir ses frais de mandat (location d’un bureau, d’une voiture, frais de réception…) d’environ 6.000 Euros par mois. Il dispose enfin d’une enveloppe de 11.000 Euros par mois pour rémunérer des collaborateurs ; elle lui permet d’employer en moyenne 3 personnes, à l’Assemblée ou en circonscription.

 

Longtemps, ces diverses sommes venaient alimenter le train de vie des parlementaires les moins scrupuleux : l’indemnité pour frais de mandat finançait leurs dépenses courantes ou était utilisée pour acheter une permanence électorale dont ils devenaient propriétaires en fin de mandat. Ils pouvaient aussi employer des proches (conjoint, enfants), qui n’étaient pas toujours très investis dans leurs fonctions. Enfin, la plupart cumulaient les mandats (maire, président de Conseil régional ou départemental…) et les indemnités.

 

Mais ce temps est révolu. Désormais, les parlementaires doivent produire des justificatifs pour toutes les dépenses couvertes par leur indemnité de frais de mandat. Ils ne peuvent plus employer de proches. Enfin, les possibilités de cumul des mandats ont été restreintes (plus de cumul avec un mandat exécutif) et les indemnités sont « écrêtées » (limite de 3.000 Euros par mois en sus de l’indemnité parlementaire). Les députés disposent toujours d’avantages en nature (facilités de transport, logement à Paris s’ils n’y résident pas, matériel informatique…), mais ils sont liés à l’exercice de leur mandat.

 

Il faut aussi rappeler que certains responsables politiques ont fait des sacrifices financiers. François Hollande, après son élection à l’Elysée en 2012, avait décidé de réduire d'un tiers sa propre indemnité et celle de tous les ministres ; on lui en fait rarement crédit. Ces dernières années, de nombreuses collectivités (régions, départements, communes…) ont également décidé de réduire les indemnités de leurs élus en-deçà de ce que permet la loi.


Par ailleurs, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) exerce depuis plus de dix ans un contrôle étroit sur les principaux responsables politiques, qui limite fortement les dérives du passé. Des organisations de la société civile, telles que l’Observatoire de l’éthique publique* et diverses ONG, consacrent également beaucoup d’énergie à traquer les abus des élus et à proposer des réformes pour garantir plus de probité et de transparence. Il est donc faux de considérer que les parlementaires français accumulent toujours plus d’avantages et de revenus. C’est l’inverse. Etienne Ollion et Eric Buge l’ont clairement démontré dans une remarquable étude : ils ont analysé le revenu « réel » des parlementaires depuis 1914, et ont établi qu’il a longtemps cru, puis nettement et constamment baissé depuis le début des années 2000.



Le revenu effectif des parlementaires français à travers le temps

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La courbe orange représente les revenus effectifs annuels des parlementaires français. La courbe du bas ("Médiane") représente l'évolution du revenu médian en France. Les autres courbes correspondent aux groupes de la population les mieux rémunérés. Par exemple "p. 97-98" (en gris foncé) réunit les 1% de citoyens qui ont des revenus supérieurs à 97% de la population mais inférieurs aux 2% qui gagnent le plus. Les parlementaires appartiennent aujourd'hui à cette tranche. (source: E. Ollion et E. Buge)

 


6.000 Euros mensuel, c’est beaucoup ?

 

Il y a toujours eu peu de transparence sur les revenus en France, car ce n’est pas dans la culture nationale. On ne parle pas d'argent et rares sont ceux qui se vantent de leur réussite financière. Au contraire, des commerçants, entrepreneurs ou professions libérales affirment souvent se payer au Smic – en oubliant d’indiquer que toutes leurs dépenses courantes sont prises en charge par leur société et qu’ils bénéficient d’autres revenus qui échappent à l’attention du fisc… Les salaires indiqués par les sites spécialisés dans les questions d'emploi sont souvent fantaisistes, car basés sur des déclarations non contrôlées. Les mêmes rémunérations sont exprimées en brut ou en net, avec ou sans les primes et les avantages, et passent du simple au double. Savoir combien gagne en moyenne un médecin, un boulanger, un contrôleur aérien ou un ambassadeur n’est donc pas chose aisée.

 

Quoi qu’il en soit, les 6.000 Euros net des députés représentent un joli salaire : ils font partie des 3% des Français les mieux rémunérés. Il faut toutefois opérer des comparaisons. C’est beaucoup rapporté au salaire moyen (2.630 Euros net) et médian (1.850 Euros net) en France. Rappelons que le salaire moyen est la moyenne de l'ensemble des salaires de la population française ; elle est assez haute car elle inclut les revenus très élevés que touche une petite minorité. Le salaire médian est plus bas, car il représente le niveau de rémunération qui divise la population en deux groupes égaux : ceux qui gagnent moins que cela, et les autres. L’indemnité des députés français s’établit donc à 2,3 fois le salaire moyen. A cet égard, la France est dans la fourchette basse des démocraties libérales. Ce facteur est en effet de 5,3 en Italie, où les parlementaires sont particulièrement bien rémunérés, de 3,5 dans les pays d’Europe Centrale et orientale, et de 1,2 seulement en Espagne – où la plupart des députés bénéficient toutefois d’importantes exonérations de taxes.

 


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Population active (milliers) pour chaque tranche de revenus bruts en France (2023, INSEE)


Le niveau de rémunération des députés correspond à celui des cadres supérieurs des grandes entreprises ou de certaines administrations. Les députés ont un revenu similaire à celui des agents titulaires de l’Assemblée nationale qu’ils côtoient tous les jours (6.650 net en moyenne). Et ils sont considérablement moins bien payés que d’autres catégories de la population. La rémunération des footballeurs de ligue 1 – dont le nombre est comparable à celui des députés – tourne ainsi autour de 100.000 Euros mensuels net, avec d’importantes variations d’un club à l’autre. Même un joueur de ligue 2 gagne deux fois plus qu’un député français (13.000 net en moyenne). On ne parlera pas ici des patrons des entreprises du CAC 40, dont le revenu mensuel moyen est de plus de 400.000 Euros net.

 

 

La démocratie a un coût…

 

Certains font aussi valoir que le fonctionnement des institutions françaises représente une charge considérable pour les contribuables. Elle est certes importante, mais elle n’est pas centrale dans les dépenses de l’Etat : les budgets cumulés des deux chambres et de l’Elysée représentent environ 1 milliard d’Euros – à rapporter aux 600 milliards du budget de l’Etat (hors collectivités territoriales et Sécurité sociale), aux 167 milliards de déficit public en 2024, ou encore aux 3.000 milliards de dette du pays. Des économies sont toujours possibles, et souhaitables par principe, mais ce n’est pas là que la réduction du déficit va s’opérer massivement. En outre, l’histoire nous a appris que, lorsque l’on réduit le budget des parlementaires, c’est souvent pour porter atteinte à la démocratie. Si le parlement n’a plus les moyens de travailler efficacement, de contrôler le gouvernement et l’administration, de leur réclamer des comptes, d’enquêter sur leurs actions, de s'appuyer sur une administration compétente et dévouée, la tâche des gouvernants s’en trouve facilitée, et c’est rarement pour le bénéfice de la population.

 

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Au Palais du Luxembourg


La démocratie a un coût. En France, le fonctionnement des institutions de la République (exécutif et législatif) revient à 15 Euros par citoyen et par an. Mais si l’on s’interroge sur le coût de la démocratie, il faut aussi le faire sur celui de l’absence de démocratie. L’étude des dictatures a depuis longtemps établi que ce type de régime n’est pas très favorable à la prospérité de la population et à la justice sociale, et qu’il aboutit au contraire à une captation des ressources du pays par une élite très restreinte.

 

 

Une polémique inutile qui profitera aux populistes

 

Il est malheureux que personne à l’Assemblée nationale et au Sénat n’ait considéré que, compte tenu de caractère historique de la crise budgétaire du pays, de l’effort massif qui va être demandé aux services de l’Etat, aux collectivités, aux entreprises, aux fonctionnaires, aux retraités et aux contribuables les plus aisés, il aurait été judicieux de ne pas réclamer un réajustement de la dotation budgétaire du Parlement. Il n’est pas trop tard pour faire machine arrière. Les chambres ont des réserves pour faire face à face à cette contrainte ; au Sénat, elles atteignent quasiment 2 milliards d’Euros. Les parlementaires pourraient aussi réduire certains aspects de leur train de vie ; dans d’autres pays, la vie quotidienne des élus est beaucoup plus frugale, et ils s’en accommodent.


(Mise à jour: face à la polémique, l’Élysée, l’Assemblée nationale et le Sénat ont annoncé, mardi 15 octobre 2024, qu’ils ne demanderont pas d'augmentation de leur dotation).


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Gérard Larcher, Président du Sénat


Longtemps, les Français ont été fiers que des palais somptueux abritent les institutions de la République, que nos responsables politiques célèbrent un art de vivre à la française, fait d'ors et de moulures, de mets raffinés et de grands vins, de meubles précieux et de toiles de maîtres, et du ballet des huissiers et des berlines sombres. C'était une sorte de revanche du peuple sur l'Ancien Régime et une façon de célébrer le prestige français. Mais les temps ont changé, et cette fierté se mue peu à peu en agacement, en incompréhension, voire en colère, face à des élus qui évoluent dans un univers privilégié, apparemment déconnecté de la marche du monde et des affres de l'époque. Il est grand temps qu'ils se préoccupent un peu plus énergiquement de restaurer la confiance des citoyens dans les institutions de la République, en commençant par montrer l'exemple quand il s'agit de réduire le train de vie de l'Etat.


Olivier Costa

olivier.costa@cnrs.fr * Je suis membre de l'Observatoire de l'Ethique Publique

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