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Dans ce blog, je publie régulièrement des textes sur des sujets d'actualité. J'en reprends certains en anglais.

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Dernière mise à jour : 29 sept.


Donald Trump a, de nouveau, menacé d’appliquer des taxes douanières de 25% aux importations européennes. L’Union semble désemparée : exclue des discussions sur l’avenir de l’Ukraine, elle serait divisée et dépourvue de stratégie face aux menaces du président américain. Mais est-ce bien vrai ? A y regarder de plus près, cette nième crise est peut-être en train de provoquer le sursaut politique tant attendu.

 


Trump : la tornade ou le chaos ?

 

Pour un chercheur, un blog est l’opportunité d’analyser et de commenter l’actualité en temps réel, sans attendre d’avoir le recul nécessaire à un article scientifique. Néanmoins, depuis l’investiture de Donald Trump le 21 janvier dernier, j’ai régulièrement renoncé à écrire au sujet de l’agitation qui s’est emparée des Etats-Unis et des réactions plus ou moins ordonnées de l’Union européenne, car la situation change de jour en jour. Chacun s’attendait à ce que Donald Trump prenne une série de décisions plus ou moins rationnelles et iconoclastes, mais personne ne pouvait imaginer qu’en cinq semaines il bouleverserait l’ordre mondial, laissant dériver les Etats-Unis vers un régime autoritaire aux mains de quelques milliardaires mégalomanes, battant en brèche la science et la médecine, organisant la discrimination de groupes entiers de la population, sabrant comme jamais dans les effectifs de l’administration fédérale, mélangeant allègrement business et action publique, s’ingérant dans la vie politique de pays tiers, remettant en cause des notions aussi fondamentales que la souveraineté des États et l’intangibilité de leurs frontières, devenant un allié objectif de la Russie à l’ONU – en votant avec la Biélorussie, le Nicaragua, la Corée du Nord et le Soudan…

 

A un journaliste américain qui me demandait récemment ce que les diplomates européens pensent de tout cela, j’ai répondu qu’ils étaient sans voix. Le type de conflit qu’ils ont l’habitude de régler est lié au choix d’un adjectif malheureux dans le discours d’un ministre, à l’oubli d’un drapeau lors d’un diner ou au report d’une visite officielle, et pas à la menace d’annexion d’un pays souverain, à la remise en cause de la légitimité d’un chef d’État ou à des décisions qui font abstraction du droit international. Les diplomates ne sont pas prêts à gérer une situation aussi outrancière, nourrie par les provocations d’un Donald Trump qui se réveille chaque matin en se demandant comment faire les gros-titres du soir.

 

Le président américain ne se contente pas, comme lors de son premier mandant, de promouvoir une vision égoïste des intérêts de son pays, tempérée par la technostructure fédérale. Désormais, il agit à sa guise et ne semble mu que par ses intérêts personnels – et ceux des businessmen qui l’entourent – et ses lubies du moment, au détriment de toute réflexion organisée sur les intérêts de son pays et de ses alliés.

 

 

L’Union européenne tétanisée ?

 

Le choc est rude, mais l’Union européenne n’est pas inerte. Elle n’a certes pas l’agilité d’une fédération, car elle doit composer avec la lourdeur d’un système décisionnel polycentrique, l’absence de véritable leadership et les divergences, parfois profondes, qui existent entre ses 27 Etats membres. Depuis toujours, l’Union est plus capable de gérer les affaires courantes que de lancer de grands projets et des réformes ambitieuses. Elle n’y parvient que lorsqu’elle se trouve au pied du mur et que la pression est suffisamment forte pour que les représentants des Etats acceptent l’idée qu’ils n’ont pas d’autre option que de lui concéder davantage de compétences et de pouvoirs, et de faire les concessions qu’exige l’émergence d’une position commune.

 

Ainsi, la crise financière de 2008 a permis à l’Union d’adopter toute une série de mesures destinées à sauver la zone Euro, qui n’auraient jamais abouti en temps normal. Il en a été de même pour la crise migratoire déclenchée en 2015 par l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés syriens sur les côtes européennes. La pandémie du COVID19 a conduit l’Union à développer rapidement des initiatives en matière de santé publique, et a convaincu les 27 de créer une dette commune pour soutenir leurs économies. Enfin, l’invasion de l’Ukraine en février 2022 a suscité une mobilisation sans précédent sur les questions de défense et permis des avancées rapides sur nombre de sujets sensibles.

 

En outre, si l’Union européenne est parfois lente à réagir, elle ne manque pas d’idées et de projets. C’est en effet un système politique dont les acteurs défendent une multiplicité de propositions et de points de vue, et vivent dans l’attente de pouvoir les faire entendre. Face à un problème inédit, les 27 ne sont donc jamais démunis : c’est l’occasion pour les uns et les autres – commissaires, haut-fonctionnaires, ministres, diplomates, députés, experts… – d’avancer des idées préparées de longue date. Enfin, il faut rappeler que la Commission a une forte culture de l’anticipation, et raisonne toujours en termes de scénarios, en n’oubliant pas d’envisager le pire.

 

 

L’Europe tient bon

 

Depuis un mois, l’Union vit dans l’attente de l’annonce par Donald Trump de l’augmentation des droits de douane sur les produits européens. Il souffle le chaud et le froid, et multiplie les déclarations fantaisistes sur l’ampleur du déficit commercial entre les deux blocs et le refus des Européens d’acheter des produits américains. Récemment, il a présenté – en des termes très crus – l’Union comme un projet conçu pour nuire aux Etats-Unis. Le 26 février, il a renouvelé ses attaques et annoncé qu’il imposera début mars des droits de douane de 25% sur toutes les importations européennes.

 

L’enjeu est crucial, car l’économie européenne est fondée sur le commerce international : l’Union a un besoin vital d’énergie et de matière premières, et doit importer les nombreux produits qu’elle ne fabrique pas. Mais elle exporte aussi massivement sa production industrielle et agricole, et reste la seconde puissance commerciale après la Chine.

 


Une Commission plus virulente

 

Depuis l’investiture de Donald Trump, Ursula von der Leyen affirme qu’il est possible d’éviter une escalade, et que personne n’a intérêt à une guerre commerciale. La Commission a toutefois répliqué vivement aux dernières déclarations du Président américain, avertissant qu’elle réagirait « fermement et immédiatement » à de nouvelles taxes. Elle a aussi contesté le mauvais procès qui était fait à l’Union, et a rappelé que l’intégration européenne a été « une aubaine » pour les Etats-Unis, en permettant aux Américains d’exporter les mêmes produits sur tout le marché européen et d’y investir massivement. Le commissaire européen au Commerce, Maros Sefcovic, a contesté les allégations de Donald Trump qui répète qu’il existe un « déficit commercial de 300 milliards de dollars avec l’Union ». Dans les faits, il est de 150 milliards de dollars sur les biens, compensé, à hauteur de 100 milliards de dollars, d’un surplus américain sur les services. Le déséquilibre se limite donc à 50 milliards sur un total d’échanges de 1.600 milliards de dollars.

 

La Commission affirme désormais être prête à toutes les éventualités, mais refuse de dévoiler ses intentions face à un Donald Trump passé maître dans l’art du bluff. Son désir de dialogue s’est nettement émoussé en raison de l’attitude condescendante du Président américain, qui a refusé de rencontrer Ursula von der Leyen ou Kaja Kallas, la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères, et qui agit comme si l’Union n’existait pas.

 

 

L’Europe restera sans doute unie

 

Il est de bon ton, dans les médias et l’espace public, de moquer la faiblesse de l’Union européenne. Elle s’illustrerait à merveille dans la volonté de Donald Trump et Vladimir Poutine de sceller le sort de l’Ukraine sans convier ni les Européens, ni les Ukrainiens, à la discussion. Il faut toutefois nuancer ce point de vue à trois égards.


D’abord, le désir des présidents américain et russe de faire abstraction de l’Union reflète aussi leur crainte de la voir émerger parmi les grandes puissances. Il y a 20 ans, personne n’aurait songé à la convier aux négociations ; refuser sciemment de le faire, c’est admettre que cela est désormais dans l’ordre des choses.

 

Le navire européen dans la tempête (IA)
Le navire européen dans la tempête (IA)

En deuxième lieu, il faut rappeler que l’Union européenne n’a pas été créée pour assurer des missions de sécurité et de défense, et que ses compétences comme son budget en la matière sont encore très limités. La situation actuelle se prête sans doute plus à réfléchir à la manière de les accroître, qu’à dénoncer la passivité d’une organisation qui doit se contenter de moyens dérisoires.

 

Enfin, il faut considérer avec prudence l’idée que les 27 seraient très divisés. Il existe certes de nettes divergences stratégiques entre ceux qui cherchent la neutralité, ceux qui pensent encore possible de négocier avec les Américains et ceux qui estiment que Trump ne comprend que les rapports de force. Les intérêts des Etats membres ne sont en effet pas les mêmes, qu’il s’agisse de sécurité ou de commerce. Les initiatives européennes sont aussi entravées par la présence, autour de la table, de quelques leaders proches de Donald Trump et/ou de Vladimir Poutine. Le Président américain ne cache pas qu’il compte sur les divisions des Européens et il est possible que, s’il décide d’imposer des taxes douanières supplémentaires, il en exempte certains Etats considérés comme « amis ».

 

 

Les précédents du Brexit et de la guerre en Ukraine

 

Il faut toutefois rappeler que, dans le passé, plusieurs leaders se sont cassé les dents à trop compter sur les divisions des européens. Ce fut le cas des négociateurs britanniques du Brexit, qui n’imaginaient pas se heurter au front uni des 27 et devoir négocier avec le seul Michel Barnier. Le référendum de 2016 n’a en effet pas suscité « l’effet domino » espéré par certains, et les Britanniques n’ont pu compter sur aucun allié au sein du Conseil européen. Il en a été de même pour M. Poutine, qui ne s’attendait sans doute pas à ce que l’Union européenne se mobilise aussi rapidement et unanimement pour soutenir l’Ukraine. Le Premier ministre hongrois, M. Orban, a certes essayé de saboter le processus, mais ses efforts ont été peu efficaces.

 

Un sommet européen est prévu le 6 mars pour évoquer le sort de l’Ukraine, en présence du président Zelensky, et envisager des solutions au possible désengagement américain de l’OTAN. Si Donald Trump met ses menaces de nouvelles taxes à exécution d'ici là, les 27 devront aussi définir une ligne de conduite. Et, contrairement à ce que l’on entend souvent dire, les solutions existent. Cela fait un an que les services de la Commission et du Conseil travaillent à une riposte, dans l’hypothèse de la victoire de Trump et du déclenchement par celui-ci d’une guerre commerciale. Ces instruments permettront de faire pression sur les Etats-Unis qui ont, eux aussi, beaucoup à perdre dans une guerre commerciale transatlantique.

 

 

Quels leaders pour porter les réformes ?

 

Dans l’Union, comme dans toute organisation, un changement d’ampleur réclame la réunion d’au moins trois conditions : un consensus sur l’idée que le statu quo n’est pas la meilleure option ; l’existence de projets de réformes ; et des personnes capables de les porter. Pour l’heure, l’Europe souffre surtout d’une absence de leadership. Les responsables des institutions européennes n’ont pas la capacité juridique ou politique de faire bouger substantiellement les lignes et, autour de la table du Conseil européen, c’est l’atonie depuis quelques années déjà. Mais les choses évoluent.

 

Emmanuel Macron, qui est désormais contraint par la situation politique française de se focaliser sur les questions européennes et internationales, a multiplié les initiatives, en organisant un mini-sommet sur la défense européenne à Paris et en s’invitant à Washington pour rencontrer Donald Trump. Cette semaine, à l’occasion de sa visite d’État au Portugal, il a appelé les Européens à se montrer « plus que jamais unis et forts » et à refuser la « vassalisation heureuse » vis-à-vis des Etats-Unis. Il est aisé de railler les gesticulations du Président français et de rappeler qu’il est reparti bredouille de Washington, mais sa mobilisation est de nature à inspirer d’autres leaders européens et à susciter une dynamique.


Donald Tusk, le président polonais, dont le pays assure la présidence du Conseil ce semestre, s’est lui aussi montré offensif vis-à-vis des Etats-Unis, en contraste avec la tradition très atlantiste du pays. Le Premier Ministre espagnol Pedro Sanchez a également multiplié les appels à la mobilisation et à l’approfondissement de l’Union. Friedrich Merz, le leader de la CDU et futur Chancelier allemand, s’est montré lui aussi virulent, malgré les liens historiques de son parti avec les Etats-Unis. A peine trois jours après sa victoire aux élections législatives du 23 février, il s’est rendu à l’Elysée pour un diner avec Emmanuel Macron et s’est montré enthousiaste après leurs échanges. Son arrivée à la Chancellerie sera peut-être l’occasion d’une relance du couple franco-allemand, qui a beaucoup souffert de l’affaiblissement politique d’Emmanuel Macron, de la pusillanimité d’Olaf Scholz et de l’absence d’atomes crochus entre les deux hommes.

 

La situation est grave pour l’Europe. Sa prétention à jouer un rôle politique sur la scène internationale et à ne pas se contenter d’être une zone de libre-échange sous influence des grands blocs est en question. Mais, que ce soit sur le plan militaire ou commercial, les coups de menton de M. Trump aujourd’hui, comme l’agressivité de M. Poutine hier, pourraient paradoxalement alimenter le sursaut politique dont l’Union a besoin.

 

Olivier Costa

Dernière mise à jour : 29 sept.

Après Vladimir Poutine, c’est au tour de Donald Trump d’inquiéter les leaders européens. Va-t-il déclencher une guerre commerciale ? Se désengager de l’OTAN ? Annexer le Groenland ? Les représentants des 27 se sont réunis en conclave à Bruxelles avec les représentants de l’OTAN et du Royaume-Uni pour évoquer les perspectives de la défense européenne. Que peut-on espérer ?

 

 

Un monde dangereux


Le monde file un mauvais coton. La chute du mur de Berlin, fin 1989, laissait entrevoir des lendemains qui chantent. D’aucuns estimaient que le modèle occidental, fondé sur la démocratie libérale, l’économie de marché, le respect des droits fondamentaux, le progrès social, les valeurs de tolérance, d’entraide et d’ouverture, et la recherche de la paix entre les nations, allait s’imposer à tous. Ce n’était qu’une question de temps, et le commerce et la diplomatie étaient censés assurer une circulation rapide de ces idées à l’échelle globale. L’ambition, pour les Européens, était de reproduire sur tous les continents et entre ceux-ci ce qu’ils avaient réussi à faire au lendemain de la guerre. A Bruxelles et à Strasbourg, on croyait au destin universel des valeurs européennes, au rôle messianique de l’Union, au multilatéralisme, au libre-échange mondialisé, au règne du droit plutôt qu’à celui de la force, et au désarmement.


Trente-cinq ans plus tard, ces ambitions ont vécu. Le nombre de démocraties avancées décline depuis le début des années 2000, et de grands pays, comme les Etats-Unis, l’Italie ou l’Argentine, inquiètent. Les rapports entre les blocs se tendent, et l’impérialisme est de retour. L’Europe, qui se pensait à l’abri du parapluie nucléaire américain, se découvre isolée et vulnérable, entre un Poutine agressif et un Trump vindicatif. Quelques années après avoir découvert sa vulnérabilité économique, technologique, sanitaire et alimentaire à l’occasion de la crise du Covid-19, l'Union s'interroge désormais sur les moyens d'assurer sa sécurité.

 


L’Europe de la défense, une vieille histoire


Ces discussions ne sont pas nouvelles. Le projet d’intégration européenne lui-même était fondé sur des enjeux de sécurité : assurer la paix entre les États européens et les protéger de leur voisin soviétique. Cette réflexion, qui a donné naissance à la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier en 1951, a engendré ensuite l’idée d’une Communauté européenne de la défense. Ce traité, qui prévoyait une armée européenne placée sous commandement intégré, fut cependant rejeté par l’Assemblée nationale française en 1954. Après cet échec cuisant, l’intégration fut envisagée exclusivement sous l'angle économique, faute de mieux. Les questions de sécurité, de politique étrangère et de défense n’ont été abordés à l’échelle européenne que timidement, les États membres s’en remettant pour l’essentiel à l’OTAN. Au début des années 1990, le traité de Maastricht a néanmoins institué une « Politique étrangère et de sécurité commune », qui a donné un cadre aux initiatives des États membres dans ce domaine. Au début des années 2000, les enjeux de défense ont également été abordés, notamment à l’initiative de la France et du Royaume-Uni.

 

Mais ces efforts se sont heurtés à trois types d’obstacles. Il y avait, en premier lieu, l’attachement des leaders nationaux à leurs compétences en matière de diplomatie et de défense : ce sont des questions régaliennes qu’ils étaient peu désireux d’abandonner à l’Union. Ensuite, les discussions ont souffert de l’existence de profondes divergences entre trois groupes d’États :  ceux, comme la France ou l'Italie, qui sont traditionnellement actifs à l’échelle internationale et sur le plan militaire ; ceux, comme l'Irlande ou la Belgique, qui ont peu d’influence et de moyens, et ne se sentent pas concernés ; et ceux, comme l'Autriche ou la Finlande, qui sont attachés à leur neutralité et à un principe de non-ingérence dans les affaires du monde, et sont hostiles à l’idée d’une défense européenne. En troisième lieu, les discussions étaient rendues difficiles par les relations contrastées que les États membres entretiennent avec les autres grandes puissances, et par leurs visions différenciées de l’ordre mondial. Pour toutes ces raisons, l’Union européenne n’a pris en charge les questions de défense et de sécurité qu’à la marge.


Mais le contexte a changé et, depuis quelques années, les discussions sur la possibilité et les modalités d’une défense européenne vont bon train. Désormais, plus personne ne nie la pertinence de ce débat, dans un contexte où l’on craint une attaque russe contre les États de la frontière orientale de l’Union et, le cas échéant, un refus des Américains de leur prêter assistance.  

 


Sortir de l’illusion d’un monde pacifié par le commerce


S’il n’existe pas encore de consensus pour entreprendre des actions d’ampleur dans le domaine de la défense européenne, les 27 reconnaissent que, comme le disait joliment Clément Beaune quand il était Secrétaire d’États aux Affaires européennes, « l’Union ne peut pas rester un herbivore dans un monde carnivore ».

 

Crédits: IA
Crédits: IA

Les illusions des années 1990 se sont dissipées. Il n’y a pas eu de convergence massive vers le modèle « occidental » de la démocratie libérale, et les relations internationales n’ont pas évacué l’impérialisme et les rapports de force. Le commerce et la coopération internationale n’ont pas suffi à imposer au monde les standards « européens » de paix, de démocratie, de respect des droits et de croyance dans les vertus du multilatéralisme.


Ainsi, la Chine, qui a connu en essor économique, technologique et social considérable, grâce notamment au commerce avec les Etats-Unis et l’Europe, n’a pas aligné son modèle politique et sa conception des relations internationales sur ceux de l’Occident. La Russie n’a connu qu’une embellie démocratique de courte durée, et foule désormais aux pieds la souveraineté de son voisin ukrainien et les règles de l’ONU. Les puissances émergentes du "Sud global" s'organisent sous la houlette de la Chine et de la Russie dans le cadre des BRICS+ et prônent la désoccidentalisation du monde.


Source: Brussels Institute fo Geopolitics, 2024
Source: Brussels Institute fo Geopolitics, 2024

Avec Trump, ce sont à présent les Etats-Unis qui se lancent dans une aventure dont on peine à comprendre la logique et la finalité, mais qui bat en brèche l’idée que ce pays est un allié inconditionnel de l’Union européenne et un partenaire fiable. Il est donc grand temps d’envisager la manière dont l’Union peut assurer sa propre sécurité, et défendre ses valeurs et ses intérêts à l’échelle globale.

 

Le budget, clé du débat


Les dirigeants des 27 se sont réunis en « conclave » à Bruxelles le 31 janvier, à l'invitation d’Antonio Costa, le Président du Conseil européen, et en présence de Mark Rutte, le nouveau Secrétaire général de l’OTAN, et de Keir Starmer, le Premier ministre britannique. Il s’agissait d’un simple échange de vues sur les perspectives ouvertes par le retour de Donald Trump au pouvoir et les enjeux de la défense européenne.


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L’argent a vite été au cœur des échanges. Au nom de l’OTAN, Mark Rutte a exigé des leaders Européens qu’ils consacrent davantage de moyens à leur défense. Dans une perspective très trumpienne, il a rappelé qu'ils consacrent un quart de leur revenu national au bien-être des citoyens (retraites, santé, sécurité sociale) et qu’une plus large partie de ces ressources doit désormais être dévolue à la défense. Rutte visait notamment les pays du sud de l’Union, qui consacrent tous moins de 2% de leur PIB à cet enjeu, en exigeant que ce montant passe à 5%. Les leaders européens évoquent plutôt sur 3%, ce qui serait déjà un net progrès, sachant que la part actuelle est de 1,7% à l’échelle des 27, après avoir atteint un plus haut à 4% au début des années 1960. Par voie de comparaison, elle est de 3,5% aux Etats-Unis et de 9% en Russie – devenue une économie de guerre depuis l’enlisement du conflit en Ukraine.

 


Source: Banque Mondiale
Source: Banque Mondiale

 

Le tabou de la mutualisation


Les 27 semblent d’accord pour fournir des efforts budgétaires, dans un contexte pourtant tendu, mais il est exclu de mutualiser ces sommes à l’échelle européenne : les budgets de défense resteront nationaux, tout comme les politiques. Les diplomates des États membres rappellent, à chaque fois qu’ils en ont l’occasion, qu’il n’appartient pas à l’Union de s’occuper directement de défense. Il existe certes un nouveau « Commissaire européen à la Défense et à l'Espace », le Lituanien Andrius Kubilius, mais les chancelleries estiment qu’il doit s’occuper de l’industrie de défense européenne, et non de la défense en tant que telle. Ils rappellent aussi que les décisions-clés en la matière restent du ressort du Conseil européen, qui se prononce à l’unanimité, dans le respect de la souveraineté de chaque État.


Pour l’heure, rien n’a été décidé quant aux moyens qui permettraient à l’Union, en tant que bloc, de développer des dispositifs de défense communs. Il est certes question d’un bouclier anti-missile, d’un système de cybersécurité et de la fabrication de drones, mais pour cela il faut des fonds. Or il est impossible de les trouver dans le budget actuel, qui plafonne à 1% du PIB des 27 – contre 24% pour l’État fédéral américain. Pour financer des initiatives, il faudrait renoncer à la politique agricole commune ou aux actions menées par l’Union en matière de compétitivité et de développement régional – ce à quoi les États membres bénéficiaires ne consentiront pas.


Emmanuel Macron plaide pour un financement de la défense européenne par la dette, mais l’Allemagne y est catégoriquement hostile. Il faut trouver d'autres solutions. Le Conseil européen a demandé, en mars 2024, à la Commission de plancher sur le sujet, mais ses préconisations ne sont attendues que pour le mois de mars 2025. Pour l’heure, les perspectives financières pluriannuelles 2021-2028 ne prévoient qu’un total de 8 milliards d’Euros pour la défense – l’équivalent d’un mois de guerre en Ukraine pour la Russie.

 

L’obstacle des divisions européennes face à Trump


Au-delà des enjeux budgétaires, qui créent toujours des tensions entre les États membres, il existe des divergences marquées quant à la manière d’appréhender le retour de Donald Trump à la Maison blanche. Les Européens ont toujours été divisés sur les relations internationales mais, souvent, les crises ont permis de resserrer les rangs. Après le vote du Brexit, les 26 ont fait front pour négocier le contrat de divorce, à la grande surprise des responsables britanniques qui entendaient tirer parti du désordre. De même, Vladimir Poutine ne s’attendait pas à ce que les 27 adoptent rapidement une série de sanctions et un plan de soutien inédit à l’Ukraine, malgré la contrainte de l’unanimité et le sabotage de Viktor Orban.


Mais, avec Donald Trump, les choses sont plus complexes, car il a miné la cohésion de l’Union européenne en se ménageant des alliés parmi les 27. Aujourd’hui, les Etats membres sont ainsi divisés en trois camps : ceux qui entendent tenir tête à Trump, ceux qui considèrent qu'une négociation apaisée reste possible avec lui, et ceux qui se réjouissent de son arrivée au pouvoir.


La France, l’Espagne et la Pologne ont pris la tête d’un petit groupe de pays qui entendent répondre énergiquement aux provocations de Donald Trump, veiller à l’intégrité territoriale du Groenland et condamner les ingérences d’Elon Musk dans la vie politique européenne. Donald Tusk, dont le pays exerce la Présidence du Conseil durant le premier semestre 2025, partage certes l’atlantisme historique des leaders polonais, mais a appelé à l’unité des Européens face aux outrances du nouveau président américain.


Un deuxième groupe de leaders se veut plus conciliant, dans le sillage d’Ursula von der Leyen, la très atlantiste Présidente de la Commission, et de la Haute Représentante de l’Union, la prudente Kaja Kallas. Ils persistent à croire en la possibilité d’un dialogue avec M. Trump et récusent l’escalade. Ce point de vue est partagé par Friedrich Merz, le leader de la CDU, probable futur Chancelier allemand à l’issue des élections du 23 février, qui n’a pas eu un mot pour commenter le soutien d’Elon Musk à l’AfD, parti d’extrême-droite violemment anti-européen.


Il y a enfin les leaders ouvertement trumpistes, motivés par des considérations idéologiques et la perspective de bénéficier du soutien du Président américain. C’est le cas du hongrois Viktor Orbán, qui avait déjà adopté cette ligne lors du premier mandat de M. Trump. C’est aussi celui de son homologue slovaque Robert Fico et, dans une moindre mesure, du Tchèque Andrej Babiš et de l’Autrichien Herbert Kickl. La plus belle prise de M. Trump est évidemment Georgia Meloni, qui voit dans sa relation privilégiée avec le président américain un atout pour affirmer son leadership à l'échelle de l'Union. Enfin, il y a les nombreux responsables d’extrême-droite qui ne sont pas (encore) au pouvoir, notamment en France, en Allemagne et en Espagne, et voient dans Donald Trump un allié de poids et un modèle à suivre – qu’il s’agisse de son style ou de ses idées.



Les outrances de Trump, ferment de l’unité européenne ?


Dans ces conditions, réaliser l’unité des Européens n’est pas aisée. Il reste que la surenchère permanente de Donald Trump pourrait y pourvoir. D’abord, le chaos d’annonces radicales du Président américain est de nature à mobiliser les leaders les plus réticents à donner à l’Union des compétences dans le domaine de la sécurité et de la défense. Les réactions vigoureuses des autorités mexicaines et canadiennes aux menaces de M. Trump pourraient leur inspirer un peu de courage.


Ensuite, les foucades du locataire de la Maison blanche sont propres à effrayer les leaders qui lui sont, a priori, les plus favorables. A l’extrême-droite de l’échiquier politique européen, on admire l’homme et l’on partage ses vues, que ce soit sur l’immigration, la lutte contre le « wokisme », le protectionnisme, la haine de l’intégration européenne et des organisations internationales, le protectionnisme ou le climato-scepticisme… Mais on aura du mal à s’accommoder de son impérialisme quand il portera atteinte aux intérêts européens. Les leaders d’extrême-droite les plus désireux de gouverner ne peuvent en effet faire abstraction de l’opinion et des intérêts de leurs électeurs. Passée la jubilation de voir un populiste décomplexé accéder aux plus hautes fonctions, ils devront admettre qu’il ne se soucie pas du sort de ses alliés politiques en Europe, qu'il n'est pas un allié fiable et qu'il n’entend servir que les intérêts de son pays au détriment de ceux des autres.


Cette tension s’est illustrée, dès l’investiture du 20 janvier, par la différence de comportement entre les responsables du RN et ceux de Reconquête! M. Zemmour et Mme Knafo ont tiré une grande fierté de leur invitation à la cérémonie, et n’ont pas tari d’éloges au sujet de M. Trump. Pour les représentants d’un parti aussi marginal que Reconquête!, toute publicité et tout soutien sont bons à prendre. Au contraire, Mme Le Pen et M. Bardella, qui se veulent dignes d’accéder aux plus hautes fonctions, se sont montrés plus circonspects et ne se sont pas rendus à Washington. Quand l’on prétend gouverner la France, on ne peut être tenu pour complice de la guerre commerciale que M. Trump a promis à l’Europe.

 

*


Face à un monde aussi chaotique, il faut garder un peu d’espoir. Celui que les dérives autoritaires des leaders des autres blocs convainquent les citoyens et les responsables européens que notre mode de vie, nos valeurs et notre conception de la politique et des relations internationales méritent d’être défendus. Et que, en conséquence, un sursaut est nécessaire pour éviter un démantèlement de l’Union européenne et sa mise sous tutelle par ses voisins remuants.


Olivier Costa

Dernière mise à jour : 29 sept.

Le 16 janvier 2025, la plupart de députés socialistes ont refusé de voter la motion de censure déposée par les élus Insoumis contre le gouvernement. Les Insoumis les avaient pourtant menacés des pires représailles. Ce revirement est le symptôme d’un ras-le-bol côté PS des outrances de leurs encombrants partenaires, mais s’explique aussi par les concessions faites par François Bayrou. Si son gouvernement reste à la merci d’une censure, un premier pas vers un régime parlementaire à la française a sans doute été franchi.

 

 

L’union aux législatives, un vieil impératif électoral

 

Les alliances politiques doivent souvent moins à des enjeux idéologiques qu’à des intérêts électoraux et partisans. Il en va ainsi dans toute démocratie représentative. Pour les élections régies par un scrutin majoritaire, les partis de gauche comme ceux de droite doivent trouver les moyens de s’entendre afin de ménager leurs intérêts électoraux. En France, c’est surtout le cas pour les législatives. La multiplication des candidatures d’un camp est en effet néfaste à ses chances de succès puisqu’il lui faut d’abord accéder au second tour, et donc éviter la dispersion des voix au premier, puis, le cas échéant, rallier toutes les forces disponibles sur le candidat restant. En cas triangulaire ou de quadrangulaire, possibles si d’autres candidats que les deux arrivés en tête obtiennent les voix d'au moins 12,5% des électeurs inscrits, il convient aussi d’imposer des désistements.

 

Les enjeux sont similaires aux présidentielles : plusieurs candidatures d’un camp sont envisageables au premier tour, mais point trop n’en faut, et il faut ensuite se mobiliser pour faire battre l’autre finaliste. L’union est devenue particulièrement cruciale dans un contexte politique où dominent trois grandes forces politiques (gauche, centre et droite, et extrême-droite), car accéder au second tour n’a plus rien d’automatique. Ainsi, par trois fois déjà depuis le début du siècle (2002, 2017, 2022), la gauche a été privée de sa place en finale par le RN.

 

Des négociations toujours délicates

 

Depuis les années 1970, les différents partis français de gauche, d’un côté, et de droite, de l’autre (exception faite du FN/RN), ont veillé à trouver un terrain d’entente. Ils se sont notamment partagé les circonscriptions aux élections législatives, ont négocié des accords de désistement et un socle programmatique. Ces ententes n’ont jamais eu de caractère général : elles n’empêchaient pas chaque parti de concourir sous ses propres couleurs aux scrutins régis par la proportionnelle – élections européennes, municipales ou régionales, et législatives de 1986. Ces négociations n’ont jamais été aisées, car elles exigeaient de gros sacrifices, à la fois sur le programme et sur les candidatures. Qu’il s’agisse de l’union de la gauche (PS, PCF, Verts et radicaux de gauche) ou celle de la droite (RPR, UDF et divers-droite – et leurs épigones), cela prenait du temps et il n’était pas rare que des candidats dissidents viennent perturber le jeu, en rejetant les arbitrages nationaux ou les parachutages.

 

La NUPES, le NFP et le diktat des Insoumis

 

Les conditions de négociation de la NUPES (2022) et du NFP (2024) se distinguent des précédents accords de bloc par le caractère déséquilibré des accords obtenus. Pour sceller celui de la NUPES, en 2022, puis celui du NFP, en 2024, J.-L. Mélenchon a en effet adopté les techniques de négociation des acheteurs de la grande distribution. Fondées sur la théorie des jeux, elles prescrivent une attitude brutale et maximaliste : le vainqueur est celui qui persiste dans une démarche non-coopérative, menaçant de faire capoter l’accord si sa demande n’est pas acceptée dans son entièreté.

 

Ainsi, lors des tractations de la NUPES en 2022, M. Mélenchon a brandi ses résultats au premier tour des présidentielles de 2022 (où il avait obtenu 21,95% des voix, contre 4,63% à Yannick Jadot, 2,28% à Fabien Roussel et 1,75% à Anne Hidalgo, arrivée dixième) et exigé que la répartition des circonscriptions s'opère sur ces bases. Mais son succès relatif était le résultat d’un vote utile des électeurs de gauche : jamais LFI n’a pesé 22% dans l’opinion, ni le PS 1,75%. En 2024, les négociations en vue du NFP ont été conduites sur la base de la composition de l’Assemblée sortante, où LFI était surreprésenté, compte tenu de l'accord de 2022 : 75 sièges, contre 31 au PS, 23 aux Ecologistes et 22 aux communistes.


En 2022, d’autres indicateurs auraient pu être pris en compte, comme les scores du PS aux élections territoriales, ou son poids historique dans la vie politique française. De même, en 2024, les résultats des européennes auraient pu constituer le point de départ des discussions : la liste du PS avait obtenu 13,83% des voix le 9 juin, contre 9,89% pour celle des Insoumis. Ces résultats étaient un parfait indicateur du poids relatif des deux formations politiques, quelques jours avant les négociations. Mais, dans les deux cas, les Insoumis n'ont pas plié et obtenu une écrasante majorité des circonscriptions : 360 contre 70 au PS en 2022, et 229 contre 175 au PS en 2024. Les leaders du PS ont préféré la sauvegarde de leurs intérêts personnels – l’obtention de « bonnes » circonscriptions pour eux et leurs proches – à ceux du parti et de sa ligne politique.

 

Six mois après la création du NFP, le PS a néanmoins choisi de négocier avec le gouvernement de François Bayrou, et n’a pas voté la censure initiée par LFI le 16 janvier 2025 – à l'exception du 8 députés socialistes. Trois raisons expliquent ce revirement stratégique : le rejet de la politique du chaos orchestrée par les Insoumis ; l’attitude excessivement autoritaire de J.L. Mélenchon et de ses amis ; et les talents de négociateur du Premier ministre.

 

Le rejet de la stratégie du chaos

 

La première raison qui explique le changement de pied du PS est sans doute un ras-le-bol vis-à-vis du chaos orchestré par LFI à l’Assemblée nationale depuis 2022. Il est devenu difficile à assumer pour de nombreux élus et militants du PS, qui sont attachés au bon fonctionnement des institutions, sensibles aux risques induits par l’absence de budget, et conscients que tout cela ne profite qu’au RN. Sans rien faire ni rien proposer, Mme Le Pen s’est en effet construit une image de présidentiable, par simple contraste avec les outrances des Insoumis et la faiblesse des leaders du centre et de la droite de gouvernement.


La déclaration de politique générale de François Bayrou, le 14 janvier, a sans doute constitué la goutte de trop pour une partie des élus du PS. La séance a en effet été marquée par une agitation extrême des députés insoumis, qui visait à empêcher le Premier ministre de s’exprimer. Ces élus affirment qu’ils ne font que remplir leur rôle d’opposants politiques, et protester contre le refus de M. Macron de nommer Lucie Castets à Matignon. Mais le caractère systématique et récurrent de leurs vociférations et interpellations est sans précédent sous la V° République. Il y a toujours eu des moments de grande agitation à l’Assemblée nationale, mais la qualité moyenne des débats a connu une dégradation spectaculaire depuis 10 ans à l’initiative des partis extrémistes, peu désireux de contribuer à une délibération fondée sur des échanges argumentés.

 

Une récente étude de Yann Algan, Thomas Renault et Hugo Subtil pour le CEPREMAP démontre ainsi qu’un nombre croissant de députés ont abandonné tout discours rationnel pour se focaliser sur l’expression de leurs émotions et de leur colère, dans des interventions toujours plus courtes et frustes, destinées à complaire aux standards des réseaux sociaux. Cela conduit à créer des clivages irréconciliables sur quasiment tous les sujets et à installer une bronca permanente. Le phénomène n'est pas qu'une réaction à la dissolution de juin dernier : il est sensible depuis longtemps, et résulte de la volonté délibérée de certains leaders de « conflictualiser » tout ce qui peut l’être, afin de rendre le pays ingouvernable.

 

Source: Algan et al., 2025
Source: Algan et al., 2025

Cette attitude radicale a un coût. Les sondages d’opinion montrent que M. Mélenchon est désormais la personnalité politique française qui fait l’objet du rejet le plus fort. Si certains au PS le voyaient comme le leader charismatique qui permettrait à la gauche de l’emporter, ils considèrent désormais son impopularité comme un handicap majeur.

 

Baromètre politique Ipsos-CESI École d'ingénieurs pour La Tribune Dimanche, 11 janvier 2025
Baromètre politique Ipsos-CESI École d'ingénieurs pour La Tribune Dimanche, 11 janvier 2025

Les excès de l’humiliation publique

 

En deuxième lieu, la décision du PS de ne plus suivre la ligne politique du NFP tient à l'attitude des leaders insoumis. Même si l’on est dur en négociation, il importe de ne pas faire perdre la face publiquement à ses interlocuteurs. Afin de contraindre les élus PS à voter la censure, Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard et Mathilde Panot les ont pourtant menacés ouvertement de les faire échouer aux prochaines législatives. Cette perspective structure les négociations depuis les prémisses de la NUPES, mais la clamer sur les réseaux sociaux est maladroit. Certes, les cadre du PS n’ont pas brillé par leur courage depuis 2022, mais ils doivent pouvoir s’abriter derrière un narratif : celui de la nécessité pour les partis de gauche de serrer les rangs pour reprendre le pouvoir. Tant que les menaces restaient circonscrites à des réunions à huis clos, il était possible pour M. Faure et ses amis de présenter une reculade comme un compromis avantageux. Mais les diktats des Insoumis sont désormais publics. Le 19 janvier 2025 (Grand Jury RTL-Le Monde), M. Mélenchon les a réitérés avec la verve qu'on lui connaît, en annonçant que, lors de prochaines élections législatives, « il y aura des candidats de la gauche de rupture dans toutes les circonscriptions » – sous-entendu, y compris dans celles détenues par le PS. Face à ces ultimatums répétés, il n’était plus possible pour les responsables socialistes d’obtempérer sans reconnaître que le NFP n’est ni un mariage d’amour, ni une union de raison, mais une relation BDSM.

 

L’habileté de François Bayrou

 

La troisième raison du refus des socialistes de voter la censure le 16 janvier est l’habileté de François Bayrou et de son entourage, notamment son conseiller Eric Thiers qui a conduit les négociations avec le PS. D’abord, le Premier ministre s’est montré modeste et ouvert au dialogue. Ce n’est pas un champion de la rhétorique et de l’éloquence : il parle de manière simple et accessible, avec même des maladresses qui l’humanisent. Il ne part pas du principe qu’il a la solution à tous les problèmes et que toute discussion n’est qu’une perte de temps. Ensuite, M. Bayrou a pris ostensiblement ses distances avec M. Macron, et obtenu de négocier avec les oppositions sans ingérence de sa part. Pour finir, le Premier ministre était prêt à des concessions. Sur ce point, son attitude diffère de son prédécesseur : Michel Barnier avait lui aussi opté pour le dialogue, mais il entendait trouver son salut dans le soutien passif du RN, et non dans celui du PS.

 

Enfin, le Premier ministre s’est prononcé dans son discours de politique générale du 14 janvier en faveur de l’introduction de la proportionnelle pour les élections législatives. Or, ce mode de scrutin, quelles que soient ses modalités précises, permettrait au PS de reprendre son indépendance vis-à-vis de ses partenaires du NFP, comme ce fut le cas pour les élections européennes de juin 2024. Dans un scrutin proportionnel, les négociations entre les partis ont en effet lieu après les élections – pour définir les contours et le programme d’une majorité – et non avant – pour s’entendre sur des candidatures uniques, comme ce fut le cas en 2022 et 2024.

 

Le divorce entre le PS et LFI est consommé

 

François Bayrou a donc provoqué le divorce entre le PS et LFI, qui semblait inévitable depuis quelques mois, compte-tenu du refroidissement des relations entre les deux partis, des divergences de vues sur la conduite à tenir vis-à-vis du gouvernement, et de l’impopularité croissante de M. Mélenchon – y compris chez les électeurs socialistes et écologistes. Personne au PS ne semblait plus se réjouir de la perspective que celui-ci soit l'unique candidat de la gauche lors des prochaines présidentielles, anticipées ou non. Or, toute l’action du leader de LFI était motivée par cela : empêcher d’autres candidatures de gauche par le chantage aux législatives, accéder ainsi au second tour, et l’emporter face à Mme Le Pen par la vertu du front républicain. Un autre scénario se profile désormais.

 


Sondage CSA réalisé du 31 octobre au 2 novembre par questionnaire auto-administré en ligne sur un échantillon national représentatif de 1.013 personnes âgées de plus de 18 ans.
Sondage CSA réalisé du 31 octobre au 2 novembre par questionnaire auto-administré en ligne sur un échantillon national représentatif de 1.013 personnes âgées de plus de 18 ans.

 

Quel avenir pour le gouvernement Bayrou ?

 

Nul ne sait si le gouvernement Bayrou tiendra, et ce pour deux raisons au moins. La première est l'arithmétique : si le RN et l’UDR (les amis d’Eric Ciotti) joignent leurs voix à celle de LFI, des Verts, des communistes et du groupe LIOT, dont le positionnement politique reste incertain, ils totalisent 289 voix et peuvent faire tomber le gouvernement - sans les socialistes.


Composition de l’Assemblée nationale, janvier 2025
Composition de l’Assemblée nationale, janvier 2025

 

En second lieu, la position du PS sur la censure pourrait évoluer. S’il existe une forme d’accord sur le budget, le PS souhaitera peut-être sanctionner le gouvernement quand il sera question d’immigration – sujet sur lequel les Républicains demanderont tôt ou tard des gages – ou de la réforme des retraites – pour laquelle, au-delà de la « pause », les positions de la gauche semblent difficilement compatibles avec celles du bloc central. C’est ce phénomène qui faisait chuter à répétition les gouvernements sous la III° et la IV° Républiques : ils étaient adossés à une coalition de partis, qui avaient accordé leurs positions sur les dossiers-clés du moment, et étaient poussés à la démission sitôt qu’un autre sujet important, sur lequel il n’existait pas d’entente, arrivait à l’agenda de l'Assemblée.

 

Néanmoins, le PS semble durablement acquis à l'idée de négocier avec le gouvernement. On voit mal les députés et les responsables du parti revenir au NFP pour s’y faire gronder en public par M. Mélenchon et ses lieutenants ; car le sort des dissidents insoumis a montré qu’ils ont la rancune tenace.



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Surtout, il existe une divergence de fond entre les deux ex-partenaires sur l’agenda politique, et donc des orientations stratégiques inverses. Jean-Luc Mélenchon – tout comme Marine Le Pen, mais pour d’autres raisons – veut pousser Emmanuel Macron à la démission et provoquer des élections présidentielles anticipées. Il est pressé d’en découdre, car il avance en âge (73 ans) et ne veut pas laisser le temps à un candidat de centre-gauche d’émerger – François Hollande, Raphaël Glucksmann, Bernard Cazeneuve ou un autre. Côté PS, on est beaucoup moins pressé, et pour cette même raison : comme les Républicains, les socialistes n’ont pas de candidat naturel à présenter. Deux ans ne seront pas de trop pour le choisir et lui permettre de se faire connaître des électeurs et de mûrir son programme. Le PS, comme LR, est donc désireux de laisser M. Bayrou gouverner, et de tirer profit de l’usure qui affectera sans aucun doute sa famille politique d’ici 2027.

 

Deux premiers-pas vers un régime parlementaire ?

 

En survivant à la censure du 16 janvier, M. Bayrou, a franchi deux pas en direction d’un régime parlementaire à la française.


D’abord, il a gagné son indépendance vis-à-vis du Président de la République. Celui-ci n’intervient plus dans la gestion des questions de politique intérieure et dans les négociations entre le gouvernement et les partis d’opposition, et s’est replié sur les enjeux de politique étrangère, les questions européennes et les activités protocolaires. Le pays vit aujourd’hui en situation de cohabitation, même si M. Bayrou est un soutien historique d’Emmanuel Macron. Ce dernier s’est imposé un dry January médiatique et s’est mis en surplomb des affaires du gouvernement et du jeu des partis – à l’image de ses homologues présidents en Pologne, au Portugal, en Roumanie ou en Finlande.


En second lieu, en provocant l’explosion de fait du NFP, le Premier ministre a permis d'avancer en direction de la logique parlementaire qui seule permettra de sortir de la crise induite par la tripartition de la vie politique française. En effet, ni la gauche, ni l’extrême-droite n’ont les moyens de gouverner, faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale, et il est improbable que de nouvelles élections législatives changent la donne. Rien ne garantit non plus qu’en cas d’élections présidentielles anticipées le nouveau locataire de l’Élysée obtienne une confirmation de sa victoire aux législatives. Il (ou elle) sera élu, comme M. Macron en 2022, par défaut, et il y a fort à parier qu’il devra composer à son tour avec une Assemblée fragmentée. Le pays doit donc apprendre à trouver des compromis parmi les 11 groupes politiques qui forment désormais la représentation nationale. Le fait que le PS et M. Bayrou aient choisi de négocier montre que la possibilité d'un régime parlementaire à la française se dessine.

 

Olivier Costa

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