La dissolution voulue par Emmanuel Macron est-elle un succès ou un échec ? C’est un succès si l’on considère la participation massive et la vitalité du débat démocratique généré par le scrutin. Les citoyens français ont plus appris sur le fonctionnement de leurs institutions et sur celui de l’Assemblée nationale depuis dimanche dernier que ces vingt dernières années. Cette crise de régime exige, en effet, d’en comprendre les règles et la logique, et de réfléchir aux possibilités d’en faire évoluer la pratique. Les Français ont aussi découvert que, dans la plupart des autres démocraties européennes, aucun parti n’a de majorité absolue, que la coalition y est la norme et que cela n’a rien de honteux. Mais la dissolution est aussi un échec car la « clarification » attendue n’a pas eu lieu : il y a toujours trois blocs à l’Assemblée nationale, dont aucun n’est proche de la majorité absolue, qui sont très peu désireux de travailler les uns avec les autres. Dans ce contexte, quelles sont les perspectives pour le pays ?
Quelques rappels…
Avant d’envisager les solutions pour sortir de la crise, il faut opérer quatre rappels fondamentaux.
1. Le Président est libre du choix du Premier ministre
Cela semble curieux, mais les Pères fondateurs de la Constitution ont laissé au Chef de l’Etat une totale liberté quant au choix du Premier ministre. L’article 8 est en effet rédigé d’une manière laconique : « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. »
Au lendemain du second tour, selon la tradition, Gabriel Attal a présenté la démission de son gouvernement à Emmanuel Macron. D’ordinaire, le Président en prend acte et demande au gouvernement de gérer les affaires courantes jusqu’à ce qu’une nouvelle équipe soit nommée. Mais il a refusé la démission, ce qui permet aux ministres de conserver toutes leurs prérogatives. Il s’est appuyé sur le fait qu’aucun délai ne s’impose au Président pour prendre acte de la modification des équilibres politiques à l’Assemblée. Dans sa lettre aux Français publiée mercredi 10 juillet 2024, il a précisé qu’il attendrait qu’une solution émerge à l’Assemblée nationale avant de faire son choix. Autrement dit : il refuse de céder aux injonctions de ceux qui se voient à Matignon sans majorité.
Toutefois, au-delà de règles qui lui laissent une grande liberté d’action, il y a les réalités politiques. Le Premier ministre doit être capable de faire adopter des textes de loi – et donc de trouver, au moins ponctuellement, une majorité pour ce faire – et surtout d’échapper à une motion de censure. La nouvelle Assemblée nationale siègera pour la première fois le 18 juillet ; dès cet instant, elle pourrait faire tomber un gouvernement qui ne lui conviendrait pas. Et si le Président ne donne pas des gages d’ouverture quant à l’identification d’un nouveau Premier ministre d’ici là, il est probable que le gouvernement Attal sera censuré, afin de hâter le processus.
2. L’Assemblée nationale ne propose pas de candidat
Depuis dimanche, les leaders du Nouveau Front Populaire (NFP) ont affirmé qu’ils feraient connaître rapidement le nom du Premier ministre qu’Emmanuel Macron devrait nommer ; toutefois, en raison de désaccords internes, leur proposition tarde. Les mêmes et d’autres ont fait don de leur personne à la République. Mais rien dans la Constitution n’indique que les partis ou l’Assemblée nationale auraient vocation à proposer des noms. Le choix appartient au Président. En situation de cohabitation, il lui revient de choisir un Premier ministre issu de la nouvelle majorité, mais en l’occurrence, il n’y a pas de majorité…
Il reste que, d’un point de vue politique, les partis sont évidemment libres de faire des suggestions au Président. Et celui-ci est libre de les consulter ou d’avancer des noms – ce qu’il n’a pas fait pour l’instant.
3. Le Premier ministre n’est pas tenu de demander un vote d’investiture
L’article 49.1 est rédigé ainsi : « Le Premier ministre, après délibération du conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale. » Cet article a été beaucoup discuté par les constitutionnalistes, mais l’interprétation dominante est qu’il n’y a là qu’une possibilité, et pas une obligation – comme c’est généralement le cas dans les régimes parlementaires. Il en découle qu’un gouvernement, en France, peut être structurellement minoritaire : il n’est pas tenu d’engager sa responsabilité et il ne lui faut pas forcément le soutien de 289 députés pour gouverner. Il importe juste que l’opposition soit suffisamment divisée pour qu’il ne se trouve jamais 289 députés prêts à voter une motion de censure.
Un gouvernement minoritaire est donc potentiellement viable. Il peut faire passer des textes de loi au cas par cas, en sollicitant le soutien de certains députés hors de la majorité relative, ou en ayant recours à l’article 49.3 de la Constitution. En France, il peut aussi prendre de nombreuses décisions par la voie réglementaire, puisque l’article 37 prévoit que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi [listées à l’article 34] ont un caractère réglementaire. »
4. Une nouvelle dissolution est impossible avant un an
L’article 12 de la Constitution, est rédigé ainsi : « Le Président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale. (…) Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections. » L’hypothèse d’un retour aux urnes pour clarifier la situation politique est donc exclue, même en cas de crise majeure. La nouvelle Assemblée nationale devra siéger au moins jusqu’à l’été 2025, y compris si des élections présidentielles anticipées étaient organisées en raison d’une démission d’Emmanuel Macron.
Majorité et démocratie
Personne n’a gagné, donc tout le monde a gagné
Dimanche dernier, il n’y a pas eu de vainqueur, mais juste un vaincu : le RN. Néanmoins, dès la publication des résultats, de nombreux commentateurs et élus ont fait valoir que le Président devait prendre telle ou telle décision s’agissant du nouveau gouvernement.
Du côté du NFP, qui a emporté – contre toute attente – le plus grand nombre de sièges, on estime que le « peuple a parlé », que le Président doit prendre acte de la dynamique de l’élection, de la « colère » et du « désaveu » des citoyens, et donc nommer un Premier ministre issu du NFP, afin qu’il mette en œuvre son programme.
Chez les Républicains, on est d’un autre avis. Ses responsables estiment que la France ne peut être gouvernée ni par le RN ni par LFI, qui sont les deux visages d’un même populisme. Selon eux, la seule conclusion à tirer des législatives est que les citoyens se défient des extrémistes, et qu’il faut donc gouverner selon une voie modérée, qui pourrait être celle des Républicains.
A l’extrême-droite, on constate que 11 millions de citoyens ont apporté leurs voix à des candidats du RN, qui est plus que jamais le premier parti de France. Il aurait donc dû gouverner, n’étaient les désistements stratégiques et les appels au « front républicain ». Toute autre solution serait en conséquence un « vol » de l’élection et une méconnaissance de la volonté générale.
Du côté de la majorité présidentielle, on a le triomphe modeste, pour avoir perdu près de 100 sièges. Certains estiment néanmoins que, compte tenu de la division extrême de la représentation nationale, il faut choisir une voie moyenne, qui est celle du centre.
Et la logique démocratique dans tout ça ?
Les régimes démocratiques sont généralement gouvernés par deux règles : celles de l’alternance et celle du plus grand nombre. En France, les deux sont censées coïncider : le mode de scrutin a été conçu pour que droite et gauche se succèdent au pouvoir, en disposant à chaque fois d’une majorité claire. C’est également le cas au Royaume-Uni (où les travaillistes viennent de l’emporter massivement sur les conservateurs) ou aux Etats-Unis. Les électeurs n’ont pas toujours le gouvernement qu’ils désirent, mais, sur le long terme, les choses s’équilibrent. Les échecs d’un camp sont sanctionnés par la victoire de l’autre.
Dans d’autres pays, on garantit la satisfaction du plus grand nombre, non pas par l’alternance au pouvoir, mais par de vastes coalitions qui veillent à accommoder les préférences d’une large majorité de citoyens, et sont souvent relativement stables dans le temps, car modifiées à la marge seulement.
La difficulté pour la France est de passer de la première logique – qui ne peut plus fonctionner, dans un système où il existe trois forces politiques concurrentes – à la seconde. Pour ce faire, les responsables des partis doivent apprendre l’art de la négociation et du compromis. Mais, comme on l’a déjà indiqué, tant que les élections présidentielles resteront le but ultime des responsables politiques français, et la raison d’être des partis politiques, il y a peu de chances que cela fonctionne.
Source: Le Monde
Trois scénarios pour sortir de l’ornière
Quoi qu’en disent les uns et les autres, il n’y a pas de solution simple à la crise politique que traverse la France. Si Emmanuel Macron avait nommé Jean-Luc Mélenchon à Matignon lundi matin, il est probable que ce dernier aurait été censuré dès le 18 juillet. En effet, plusieurs responsables politiques ont – comme Laurent Wauquiez, pour les Républicains – fait valoir qu’ils voteraient la censure contre tout gouvernement impliquant des députés Insoumis. Et on imagine mal les députés du RN se priver de pareille occasion de protester contre le sort qui leur est fait. Certains, comme Gérald Darmanin, on fait remarquer que le centre de gravité de l’Assemblée est clairement à droite (si l’on considère que « Renaissance » est désormais à droite), et qu’il serait donc étrange que le représentant de l’aile la plus radicale du NFP gouverne, avec moins du tiers des députés (et 12% pour ce qui concerne LFI) et le quart des suffrages exprimés au second tour.
Mais quelles sont alors les options ?
1. La coalition majoritaire
C’est la solution la plus évidente, celle qui prévaut dans la grande majorité des démocraties avancées. Après les élections, où il est rare qu’un parti dispose d’une majorité, les partis entrent en négociations. En France, on s’entend avant les élections – pour donner naissance à des coalitions comme le NFP ou Ensemble !. Ailleurs, on échange après.
Il revient au Chef de l’Etat – souverain ou président – d’organiser le processus, en chargeant le responsable du parti arrivé en tête d’essayer de bâtir une coalition majoritaire sur la base d’un programme de gouvernement. Si cette personne échoue, la tâche est confiée au leader d’un autre parti. Et ainsi de suite. La Belgique détient le record de longueur d’un tel processus, puisqu’il a fallu jusqu’à 541 jours après les élections pour bâtir une coalition – durée pendant laquelle le précédent gouvernement avait continué à gérer les affaires courantes.
Le NFP, arrivé en tête des élections, devrait avoir la priorité. Toutefois, il ne compte que de 182 élus, auxquels on peut ajouter 13 députés « divers gauches » : il lui manque donc près de 100 voix pour faire une majorité absolue. La tâche ne sera pas simple, d’autant que les partenaires potentiels du NFP ont tous indiqué qu’ils refuseraient de négocier avec les députés Insoumis, qui représentent la première composante de la gauche (71 sièges).
Si le NFP échouait à réunir une majorité, le Président pourrait confier la tâche à un autre parti. Renaissance pourrait s’y essayer en mobilisant des députés à sa gauche et à sa droite. Le RN pourrait tenter sa chance aussi, en sollicitant des députés LR. Toutes les configurations sont envisageables et, dans des pays comme la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie, les plus exotiques ont existé. Mais, pour l’heure, la France n’emprunte pas ce chemin. Les représentants des différents partis ont déjà récusé la perspective de gouverner les uns avec les autres – à gauche comme à droite. Le NFP veut appliquer son programme tel quel ; Renaissance refuse toute alliance avec LFI ; Edouard Philippe a écarté l’idée d'alliance "contre nature" ; Laurent Wauquiez ne soutiendra pas un gouvernement impliquant des Insoumis.
Cette situation s’explique par deux facteurs. D’abord, la culture politique française n’est pas favorable à ce type d’alliances, qui ont toujours été limitées à un camp ou à l’autre, et négociées en amont du scrutin. En second lieu, la perspective d’une large coalition ou d’un gouvernement « d’Union nationale » entre en contradiction avec les préoccupations des principaux leaders politiques français. Eux se soucient avant tout de se positionner en vue des élections présidentielles de 2027 – ou d’éventuelles élections anticipées, si Emmanuel Macron venait à démissionner. Dans ces circonstances, ils sont plus incités à souligner leurs différences qu’à négocier avec leurs homologues. Quant aux partis, ils restent en France des écuries présidentielles, et pas des organisations destinées à s’entendre sur un programme pour gouverner.
2. Le gouvernement minoritaire
La V° République a déjà connu plusieurs gouvernements minoritaires – dirigés par Michel Rocard, Édith Cresson, Pierre Bérégovoy, Elisabeth Borne et, actuellement, Gabriel Attal. Ils ont réussi à se maintenir car les différentes oppositions ne se sont pas entendues pour adopter collectivement une motion de censure.
Pour que le NFP puisse gouverner, il faudrait qu’une centaine de députés – hors NFP – acceptent de ne pas le faire tomber. Renaissance pourrait aussi le faire, en trouvant environ 120 députés prêts à lui apporter un soutien au moins passif ; il serait toutefois politiquement délicat que le Président nomme un Premier ministre issu de son propre camp, car les citoyens comprendraient mal qu’après un vote de « clarification » au cours duquel le parti présidentiel a perdu près de 100 sièges, celui-ci continue à gouverner… L’hypothèse d’un gouvernement minoritaire du RN ou de LR semble plus improbable encore, compte tenu de leurs effectifs respectifs. Mais la logique serait la même.
On pourrait, en pareille hypothèse, avoir un gouvernement cantonné à la gestion des affaires courantes, incapable de proposer des réformes d’ampleur. Sa durée de vie serait probablement limitée.
3. Le gouvernement technique
En cas de blocage persistant, il resterait l’option de former un gouvernement « technique », en attendant les prochaines élections législatives, à l’issue du délai d’un an prévu par la Constitution. Un tel gouvernement serait composé de ministres sans affiliation partisane explicite, choisis pour leurs compétences, leur expérience et leur « sagesse », et qui gèreraient les affaires courantes sans entreprendre de réforme majeure. Ils pourraient compter sur les forces politiques soucieuses du bon fonctionnement des institutions du pays, et ils échapperaient à la censure en évitant de prendre des initiatives clivantes.
Un gouvernement des sages?
Un tel gouvernement n’a jamais existé en France, mais il est assez commun dans les régimes parlementaires ; l’Italie, par exemple, en a fait l’expérience à plusieurs reprises. Il reste que ces gouvernements ne durent jamais longtemps, et sont généralement victimes à la fois de leur manque de légitimité – puisqu’ils ne représentent aucun parti, et donc aucun électeur – et des ambitions des responsables des partis – qui sont souvent impatients d’accéder au pouvoir.
Vers une VI° République ?
La France connaît une crise institutionnelle et politique liée à deux facteurs principaux : l’épuisement du présidentialisme "jupitérien", dont les citoyens sont las, et un paysage politique tripartite, qui s’ajuste mal aux institutions de la V° République prévues pour une vie politique bipolaire. On se dirige sans doute vers un rééquilibrage, au moins provisoire, de l’équilibre entre les institutions, en faveur de l’Assemblée nationale. Le Président devra, dans tous les cas, se mettre en retrait, et l’Assemblée apprendre à devenir une force de proposition, et non pas seulement une chambre d’enregistrement ou de contestation, où les élus de la majorité approuvent les textes sans les lire et ceux de l’opposition les critiquent sans les lire davantage.
Emmanuel Macron – s’il reste Président – ne pourra pas continuer à superviser chaque initiative du gouvernement. Il conservera des moyens importants pour gérer les questions internationales et européennes, et celles qui ont trait à la défense, et pourra s’opposer ponctuellement à des initiatives du gouvernement. Mais il ne sera légitime pour cela que s’il s’agit de préserver les institutions ou les valeurs de la République, et pas de s’opposer à des choix politiques.
Intéressante mise à plat des possibles. Merci