Après une longue séquence de consultations, Emmanuel Macron a nommé Michel Barnier à Matignon. Du côté de l’Élysée, ce choix est justifié par l’expérience et le profil de l’ancien négociateur du Brexit, et par le fait qu’il devrait échapper à une censure immédiate, à défaut de pouvoir lancer de grandes réformes. Il bénéficie en effet du soutien du parti présidentiel et de ses alliés, ainsi que de la droite républicaine, et le RN s’est engagé à ne pas voter la censure avec le NFP – auquel il manque 100 voix pour l’obtenir. S’il est trop tôt pour savoir sur quelles forces Michel Barnier pourra compter, on peut dresser un bilan de la partie de poker-menteur qui a conduit à sa nomination. On distingue quatre gagnants et un grand perdant.
Emmanuel Macron : « c’est qui le patron ? »
Le premier gagnant est Emmanuel Macron. Le Président s’est mis dans une situation intenable en prenant l’initiative de la dissolution : elle a en effet abouti à une forte réduction des effectifs de sa « majorité », a permis à la gauche de retrouver des couleurs et a confirmé la tripartition de la vie politique française, et donc l’impossibilité de trouver une majorité parlementaire. Avec la nomination de Michel Barnier, il a toutefois obtenu trois choses. D’abord, il a rappelé, jusqu’au grotesque, qu’il ne se laissait dicter ses choix, sa conduite ou son agenda par personne. On peut s’interroger sur la pertinence de cette attitude martiale et sur les motivations du Président, mais il a réussi à préserver son autorité. Ensuite, alors que les résultats des élections annonçaient une cohabitation, le Président a choisi un premier ministre qui n’est pas un adversaire politique, et avec lequel il pourra travailler. C’est d’autant plus probable que Michel Barnier ne sera sans doute pas candidat aux prochaines élections présidentielles, et ne cherchera donc pas à échapper à tout prix à la tutelle du Président. Enfin, en choisissant Barnier, Emmanuel Macron maintient le cap de son quinquennat. Il n’est en effet pas nécessaire d’attendre la déclaration de politique générale du nouveau premier ministre pour imaginer que les grandes options du gouvernement Attal ne seront pas remises en cause.
Marine Le Pen : l’arbitre
La deuxième gagnante de cette nomination est Marine Le Pen. Les élections législatives ont été une grande déception pour le RN : arrivé largement en tête des européennes, donné vainqueur des législatives par les instituts de sondages, ayant bénéficié du plus grand nombre d’électeurs, le RN a été privé par le front républicain d’une victoire attendue.
Avec 126 députés, le groupe du RN à l’Assemblée nationale est le plus important, mais il est très isolé. La campagne pour les législatives a aussi démontré que le RN n’est pas prêt à gouverner, avec un candidat premier ministre qui ne maîtrisait pas les dossiers, un programme qui se limitait à la dénonciation de l’immigration et du wokisme, et un grand nombre de candidats aux profils fantaisistes ou inquiétants. Depuis le 7 juillet, le RN est inaudible et tenu en marge des négociations. La nomination de Michel Barnier le remet au centre du jeu. Il ne s’agit pas de dire, comme certains, qu’il est le candidat du RN : il faudra juger sur pièces, voir s’il s’aligne sur les positions du RN sur les questions migratoires et sécuritaires, ou s'il accueille des ministres très droitiers. En revanche, Marine Le Pen est faiseuse de roi, car la nomination de Michel Barnier a été conditionnée par son engagement à ne pas le censurer a priori. Et le gouvernement sera à sa merci, puisqu’elle pourra arguer du moindre motif pour le priver de ce soutien passif.
Laurent Wauquiez : le cancre récompensé
Le troisième gagnant de la nomination de Michel Barnier est Laurent Wauquiez. Les Républicains traversent une très mauvaise passe, pris en tenaille par un parti présidentiel qui se droitise et un RN qui se « normalise ». LR a fait un score piteux aux législatives (47 sièges) et le parti s'est fracturé, avec le ralliement d’Eric Ciotti au RN.
Wauquiez, qui a dit et répété depuis le 7 juillet que LR n’avait pas vocation à soutenir un premier ministre d’union nationale, et encore moins un candidat issu du NFP, emporte la mise. Le premier ministre appartient en effet à sa famille politique – rappelons que Michel Barnier était candidat à la primaire des Républicains pour les présidentielles de 2022 – et son gouvernement devrait accueillir de nombreux ministres de droite. En outre, comme on l'a indiqué, Barnier ne sera a priori pas un concurrent pour les prochaines élections présidentielles. C’est tout le paradoxe de cette nomination : porter à Matignon un représentant du parti arrivé bon dernier aux législatives et qui a refusé de participer au front républicain.
Jean-Luc Mélenchon : le stratège infatigable
Le quatrième gagnant de la séquence est Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci n’est motivé que par une perspective : accéder au second tour de l’élection présidentielle, et l’emporter face à Marine Le Pen en bénéficiant du front républicain. A cette fin, il entend maintenir l’union de la gauche et y conserver sa position centrale, pour être le seul candidat du NFP lors des prochaines présidentielles. Il n’a sans doute jamais envisagé sérieusement d’aller à Matignon – même si la perspective était séduisante pour un responsable politique dont l’expérience gouvernementale se limite à un poste de ministre délégué – ni désiré qu’un représentant du NFP y soit nommé.
Le choix d’une parfaite inconnue et l’exigence répétée par les Insoumis qu’elle applique strictement le programme du NFP rendait sa nomination improbable. Jean-Luc Mélenchon n’a en effet aucun intérêt à ce que son parti gouverne, car c’est le plus sûr moyen de créer des tensions irréconciliables avec le PS, qui se traduiraient par une candidature socialiste aux prochaines présidentielles. En outre, chacun sait qu’il est plus facile de gagner une élection quand on siège dans l’opposition que lorsqu'il faut assumer le bilan des sortants. Il n’était, de même, pas question pour Jean-Luc Mélenchon de soutenir Bernard Cazeneuve, qui aurait pu nourrir des ambitions présidentielles. La nomination de Michel Barnier est en somme idéale : elle permettra à LFI de rester dans son rôle d’opposition virulente, dénonçant chaque jour un déni de démocratie et une politique antisociale et islamophobe, et d’apparaître comme le seul rempart contre l’accès du RN au pouvoir.
Les électeurs socialistes : les dindons de la farce
Le grand perdant de l’opération est le PS. Non pas ses responsables, mais ses militants, sympathisants et électeurs. Les huiles du parti ne perdent rien avec la nomination de Michel Barnier, puisque leurs ambitions semblent se limiter à la préservation de leurs sièges à travers l’union de la gauche. Pour les responsables du PS, gouverner avec Lucie Castets ou soutenir Bernard Cazeneuve était la garantie d’engendrer un divorce avec LFI, qui aurait eu des conséquences désastreuses pour eux : la fin de la politique du candidat unique pour les prochaines législatives – 2025 ou 2027 – et les élections locales de 2026 et 2028, et la perte par le PS de la plupart de ses sièges à l'Assemblée et de nombre de villes, départements et régions. Les grands perdants sont les électeurs de la gauche modérée, car le PS a raté le coche. Les résultats de la liste Glucksmann aux européennes étaient prometteurs : après le désastre des présidentielles de 2022 (les 1,69% d’Anne Hidalgo), le PS retrouvait une partie de ses électeurs, un temps séduits par un vote Renaissance ou LFI.
Le PS s’affirmait comme la première force politique de gauche grâce à un discours modéré, républicain et pro-européen – loin des outrances, du populisme et de l’euroscepticisme des Insoumis. Il aurait pu sérieusement prétendre à Matignon, mais il aurait fallu pour cela négocier avec les partis du centre et de la droite, et accepter la rupture avec LFI. Le PS aurait aussi pu soutenir la candidature de Bernard Cazeneuve, mais il a préféré s’en tenir à la ligne imposée par Jean-Luc Mélenchon. Aujourd’hui, Olivier Faure annonce « qu’aucune personnalité du PS ne rentrera dans le gouvernement Barnier ». Le PS s’est donc méthodiquement privé de toute influence politique et de la possibilité de faire émerger un candidat crédible en vue des prochaines présidentielles. Or l’espace politique existe : si Emmanuel Macron a su séduire l’électorat social-démocrate en 2017 et, dans une moindre mesure, en 2022, son successeur n’y parviendra pas, car il sera sans doute issu des rangs de la droite.
Vers un retour des sociaux-démocrates ?
Une large partie des électeurs de gauche sont donc orphelins. Alors que Macron et Mélenchon constituaient des alternatives acceptables en 2022, ce n’est plus le cas. La droitisation de Renaissance et la radicalisation des Insoumis créent un espace politique pour un candidat social-démocrate, défendant des positions comparables à celles des socialistes ailleurs en Europe – qui sont très éloignées du programme du NFP. Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ont jusqu’ici, chacun à leur manière, empêché l’émergence d’un candidat de centre-gauche, mais le vent tourne. Le premier est désormais le responsable politique le plus rejeté : selon une récente enquête Ipsos pour Le Monde et le CEVIPOF, Jean-Luc Mélenchon enregistre 83 % de jugements défavorables dont 68 % de « très défavorables », des niveaux jamais atteints par aucun leader politique. Il peinera donc à mobiliser à nouveau l’électorat modéré. Quant à Emmanuel Macron, il sera contraint de quitter la vie politique au plus tard en 2027, et n’a rien fait pour organiser sa succession.
La tripartition de la vie politique française entre gauche, centre/droite et extrême-droite est probablement durable, mais le leadership dans les différents blocs pourrait évoluer : il est possible qu’un candidat social-démocrate s’affirme au sein de la gauche, et il est probable que la droite républicaine referme la parenthèse du macronisme.
Olivier Costa
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