La dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une séquence politique inédite. Emmanuel Macron voulait prendre de court ses adversaires et semer la zizanie à gauche comme à droite, qualifiant, en privé, la dissolution de « grenade dégoupillée lancée dans les jambes des oppositions » (Le Monde, 17 juin 2024). A gauche, la situation est tendue, mais un accord électoral a été négocié dans l’urgence, et il y aura des candidatures uniques quasiment partout en France. Il y a des voix dissonantes et quelques dissidences, mais la gauche fait front. A droite, le coup de poker du Président a attisé l’incendie qui couvait depuis longtemps chez Les Républicains (LR), entre partisans et adversaires d’une alliance avec le Rassemblement National (RN). L’affaire Ciotti pourrait sembler risible si elle ne constituait un tournant majeur dans l’histoire de la droite de gouvernement : pour la première fois depuis la guerre, son principal leader a choisi de pactiser avec l’extrême-droite. La campagne se dessine ainsi comme une compétition entre trois forces politiques : le Nouveau Front populaire, qui fédère toute la gauche – du NPA au PS en passant par les Verts – sous la férule de Jean-Luc Mélenchon ; Renaissance et ses alliés de la majorité présidentielle au centre ; et le RN, appuyé par quelques transfuges de LR et de Reconquête !
La diabolisation des adversaires pour seul programme ?
Ce qui frappe dans cette campagne, c’est la faiblesse des programmes. Renaissance est en peine de présenter des idées originales : quand on exerce le pouvoir depuis sept ans, il est difficile de prétendre renverser la table, et les promesses avancées par Gabriel Attal ce week-end font sourire les experts des finances publiques. Au RN, on a compris qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. Ces dernières années le parti a donc construit son succès en ne se prononçant sur rien. Sur chaque sujet – gilets-jaunes, pandémie, Ukraine, pouvoir d’achat, dérèglement climatique, crise agricole, tensions commerciales avec la Chine… – les responsables du RN se contentent de vilipender le gouvernement et de dénoncer la responsabilité des immigrés, des technocrates et de l’Europe. Aujourd’hui encore, le programme du parti est squelettique, car les contraintes juridiques, constitutionnelles et budgétaires s’opposent à la plupart des visées du RN. Et il existe certainement un abîme entre le discours très social du parti, destiné à séduire les foules, et les mesures qu’il prendrait une fois arrivé au pouvoir. Côté Nouveau Front Populaire, on propose tant et plus, en évitant soigneusement d’évoquer les questions européennes et internationales, le sort de l’Ukraine ou la nature du Hamas. Il en découle une longue liste d’avancées sociales dont le financement exigerait le budget des Etats-Unis.
Que reste-t-il, alors ? La diabolisation des adversaires. Emmanuel Macron entendait construire sa campagne sur le rejet des extrêmes, la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et le RN de Jordan Bardella, tous deux qualifiés de partis extérieurs à « l’arc républicain ». En soulignant les dangers qui s’attachent à l’accès au pouvoir de l’un ou l’autre, en ménageant certains candidats PS et LR, il entendait susciter un sursaut de la part des électeurs modérés pour les ramener au bercail. Emmanuel Macron a en effet été élu, en 2017 comme en 2022, par des électeurs socialistes et conservateurs déçus par leurs présidentiables respectifs (Benoît Hamon et François Fillon en 2017, Anne Hidalgo et Valérie Pécresse en 2022), mais rebutés par les extrêmes. Le retour d’une liste PS pro-européenne et la « normalisation » apparente du RN expliquent le score catastrophique de la liste Renaissance aux européennes.
L’appel au sursaut de la majorité présidentielle
Depuis dimanche, le Président et ses proches ne cessent donc de fustiger les oppositions. Ils rappellent les outrances systématiques des députés insoumis à l’Assemblée nationale, l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien à des fins électoralistes, le goût de Jean-Luc Mélenchon pour les insinuations antisémites, et les divergences de fond au sein de la gauche sur des sujets cruciaux. Ils rappellent aussi ce qu’est l’ADN du RN, parti fondé par des collabos et des xénophobes, soulignent sa haine obsessionnelle des musulmans et son absence de programme, et s’inquiètent de l’inexpérience de Jordan Bardella, candidat du parti à Matignon, qui n’est titulaire que du bac, n’a jamais exercé de profession et a brillé par son absence au Parlement européen. Ils dénoncent aussi l’opportunisme et le cynisme de ceux qui, au PS comme chez LR, se sont ralliés aux extrêmes pour sauver leur siège, et appellent les électeurs à les sanctionner dans les urnes.
Le Premier ministre Gabriel Attal, qui doit endosser une fois encore le rôle de chef de campagne, multiplie les déclarations pour alerter les citoyens sur les risques que ferait courir au pays la victoire du Front populaire ou du RN, affirmant que « les extrêmes seraient une catastrophe pour l’économie et pour l’emploi » (Le Monde, 17 juin 2024). Le ministre de l’économie Bruno Le Maire fait appel, non pas à un vote idéologique ou partisan, mais à « un vote de conscience » (France Inter, 16 juin 2024), affirmant que « l’extrême gauche comme l’extrême droite conduisent directement à un appauvrissement » des Français. La ministre Olivia Grégoire renvoie le Front populaire et le RN dos-à-dos, indiquant qu’elle voterait blanc en cas de duel au second tour – sauf si le candidat de la gauche était un socialiste modéré (RTL, 15 juin 2024). Les candidats Renaissance aux législatives se gardent de revendiquer leur soutien à Emmanuel Macron ou d’invoquer le soutien de celui-ci, ont fait disparaître son nom et son portrait de leurs tracts et affiches, et font entièrement campagne sur le thème du rejet des extrêmes. Mais ils n’ont pas le monopole de la diabolisation, et le piège tendu aux oppositions par Emmanuel Macron est en train de se refermer sur lui.
Du côté du Front populaire, l’appel à faire barrage au RN
En effet, les partis de gauche se sont, eux aussi, mobilisés pour souligner les dangers du RN et l’échec du macronisme. Les leaders du Nouveau Front populaire sont peu désireux de s’appesantir sur certains sujets de fond, de commenter les investitures ou d’évoquer les outrances de LFI sur Gaza ; ils préfèrent axer leur campagne sur la dénonciation du bilan d’Emmanuel Macron et sur les risques qu’impliquerait l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite. Alors que le Président entendait se présenter une nouvelle fois comme le seul rempart contre le RN, pour susciter un vote « utile » dès le premier tour, la gauche lui conteste ce rôle et entend mobiliser elle aussi les électeurs face à cette perspective. Le Nouveau Front populaire estime que la majorité présidentielle est battue d’avance, compte tenu de son score désastreux aux européennes (14,6%), et incapable de répondre aux attentes des citoyens. Selon les leaders de la gauche unie, elle seule, qui a totalisé plus d’un tiers des voix le 9 juin, peut empêcher l’arrivée au pouvoir du RN et réconcilier les citoyens avec leurs gouvernants. Ils appellent donc, eux aussi, à un sursaut des électeurs en faveur de leurs candidats. Les mouvements de gauche et les syndicats les soutiennent dans cette démarche en multipliant les communiqués, tribunes, pétitions et manifestations pour alerter les électeurs sur les dangers de l’extrême-droite.
Le RN contre les « islamo-gauchistes »
Le Rassemblement national et ses alliés – certains chez Reconquête ! et chez Les Républicains – sont, eux aussi, dans une stratégie de dénonciation de leurs adversaires. Leur campagne n’est pas focalisée sur des propositions, dont les contours restent bien vagues sur nombre de sujets, mais sur la nécessité de sanctionner le Président et sur les risques que comporterait l’arrivée des Insoumis à Matignon. Pour ce faire, le RN capitalise sur l’image de modération patiemment construite à l’Assemblée nationale ces dernières années. Alors que les députés LFI ont multiplié les outrances et les provocations, dans le cadre d’une stratégie délibérée d’exacerbation des clivages et de « brutalisation » du débat public, les députés RN se sont montrés disciplinés et passifs, engrangeant sans rien faire ni dire le bénéfice des échecs du gouvernement. On peine en effet à comprendre la position du RN sur les grands sujets, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de l’intégration européenne, de l’économie et ou des questions de société. Jordan Bardella se contente de se présenter comme la seule alternative possible à Gabriel Attal et comme un rempart contre « le bloc islamo-gauchiste » (Le Figaro, 16 juin 2024) qui menace, selon lui, la France. A droite, les lignes bougent, au-delà de la volte-face d’Eric Ciotti. François-Xavier Bellamy, la tête de liste aux européennes, sans approuver une alliance LR-RN, indique qu’en cas de second tour LFI/RN il voterait « bien sûr » pour le candidat de droite. Des personnalités publiques comme Serge Klarsfeld, qui a combattu les nazis et leurs soutiens toute sa vie, se prononcent dans le même sens (LCI, 15 juin 2024), au nom de l’antisémitisme qu’incarne aujourd’hui LFI. Les médias d'information de Vincent Bolloré (CNews, Europe 1, Le Journal du dimanche...), qui promeuvent depuis longtemps une alliance des droites, relaient l’idée que le RN est le seul remède contre les excès des Insoumis, et que la droite républicaine doit lui venir en aide.
Le délitement de la vie politique française
La dissolution, loin de permettre pour l'heure la clarification qu’Emmanuel Macron appelait de ses vœux, a accouché d’une campagne violente et caricaturale, où chaque coalition se présente comme un rempart contre les outrances ou les dangers des deux autres. Les délais contraints ne permettent pas de présenter des programmes détaillés et financés, et d’aborder des enjeux centraux : quelle est la position du Front populaire ou du RN sur les questions européennes ou sur l’OTAN ? Le RN entend-il revenir sur la réforme des retraites ? Le Front populaire compte-t-il poursuivre le soutien à l’Ukraine ? Comment Gabriel Attal veut-il financer les mesures annoncées en catastrophe le week-end dernier ?
Le pari d’Emmanuel Macron – susciter un rejet des extrêmes pour retrouver une majorité de députés républicains et modérés – semble loin d’être gagné. Le Président se sert de Jean-Luc Mélenchon et de Jordan Bardella comme d’épouvantails, mais il en est devenu un lui aussi. Ces élections anticipées sont en effet perçues par nombre de citoyens comme un moyen d’abréger le mandat d’un Président qui agace et ne convainc plus, afin de le contraindre à se replier sur son domaine réservé (Europe et international) ou à démissionner.
Certains prédisent la disparition du centre macroniste, incongruité née de la situation politique très particulière de 2017, et le retour à la bipolarisation de la vie politique française qui était le projet de la Cinquième République. On voit cependant émerger une bipolarisation d’un nouveau type, qui n’est pas dominée comme par le passé par les partis modérés – le PS à gauche et LR à droite – mais par les extrêmes, et qui engendre un débat politique fruste, essentiellement fondé sur le rejet des adversaires. Si un camp l’emporte, le pays retombera immédiatement dans une agitation sociale extrême. Si aucune majorité ne se dégage le 7 juillet, on voit mal comment les forces politiques en présence pourraient s’entendre pour participer à un gouvernement d’union nationale. Le remède de la dissolution pourrait s'avérer pire que le mal.
Olivier Costa
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