Après Vladimir Poutine, c’est au tour de Donald Trump d’inquiéter les leaders européens. Va-t-il déclencher une guerre commerciale ? Se désengager de l’OTAN ? Annexer le Groenland ? Les représentants des 27 se sont réunis en conclave à Bruxelles avec les représentants de l’OTAN et du Royaume-Uni pour évoquer les perspectives de la défense européenne. Que peut-on espérer ?

Un monde dangereux
Le monde file un mauvais coton. La chute du mur de Berlin, fin 1989, laissait entrevoir des lendemains qui chantent. D’aucuns estimaient que le modèle occidental, fondé sur la démocratie libérale, l’économie de marché, le respect des droits fondamentaux, le progrès social, les valeurs de tolérance, d’entraide et d’ouverture, et la recherche de la paix entre les nations, allait s’imposer à tous. Ce n’était qu’une question de temps, et le commerce et la diplomatie étaient censés assurer une circulation rapide de ces idées à l’échelle globale. L’ambition, pour les Européens, était de reproduire sur tous les continents et entre ceux-ci ce qu’ils avaient réussi à faire au lendemain de la guerre. A Bruxelles et à Strasbourg, on croyait au destin universel des valeurs européennes, au rôle messianique de l’Union, au multilatéralisme, au libre-échange mondialisé, au règne du droit plutôt qu’à celui de la force, et au désarmement.
Trente-cinq ans plus tard, ces ambitions ont vécu. Le nombre de démocraties avancées décline depuis le début des années 2000, et de grands pays, comme les Etats-Unis, l’Italie ou l’Argentine, inquiètent. Les rapports entre les blocs se tendent, et l’impérialisme est de retour. L’Europe, qui se pensait à l’abri du parapluie nucléaire américain, se découvre isolée et vulnérable, entre un Poutine agressif et un Trump vindicatif. Quelques années après avoir découvert sa vulnérabilité économique, technologique, sanitaire et alimentaire à l’occasion de la crise du Covid-19, l'Union s'interroge désormais sur les moyens d'assurer sa sécurité.
L’Europe de la défense, une vieille histoire
Ces discussions ne sont pas nouvelles. Le projet d’intégration européenne lui-même était fondé sur des enjeux de sécurité : assurer la paix entre les États européens et les protéger de leur voisin soviétique. Cette réflexion, qui a donné naissance à la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier en 1951, a engendré ensuite l’idée d’une Communauté européenne de la défense. Ce traité, qui prévoyait une armée européenne placée sous commandement intégré, fut cependant rejeté par l’Assemblée nationale française en 1954. Après cet échec cuisant, l’intégration fut envisagée exclusivement sous l'angle économique, faute de mieux. Les questions de sécurité, de politique étrangère et de défense n’ont été abordés à l’échelle européenne que timidement, les États membres s’en remettant pour l’essentiel à l’OTAN. Au début des années 1990, le traité de Maastricht a néanmoins institué une « Politique étrangère et de sécurité commune », qui a donné un cadre aux initiatives des États membres dans ce domaine. Au début des années 2000, les enjeux de défense ont également été abordés, notamment à l’initiative de la France et du Royaume-Uni.
Mais ces efforts se sont heurtés à trois types d’obstacles. Il y avait, en premier lieu, l’attachement des leaders nationaux à leurs compétences en matière de diplomatie et de défense : ce sont des questions régaliennes qu’ils étaient peu désireux d’abandonner à l’Union. Ensuite, les discussions ont souffert de l’existence de profondes divergences entre trois groupes d’États : ceux, comme la France ou l'Italie, qui sont traditionnellement actifs à l’échelle internationale et sur le plan militaire ; ceux, comme l'Irlande ou la Belgique, qui ont peu d’influence et de moyens, et ne se sentent pas concernés ; et ceux, comme l'Autriche ou la Finlande, qui sont attachés à leur neutralité et à un principe de non-ingérence dans les affaires du monde, et sont hostiles à l’idée d’une défense européenne. En troisième lieu, les discussions étaient rendues difficiles par les relations contrastées que les États membres entretiennent avec les autres grandes puissances, et par leurs visions différenciées de l’ordre mondial. Pour toutes ces raisons, l’Union européenne n’a pris en charge les questions de défense et de sécurité qu’à la marge.
Mais le contexte a changé et, depuis quelques années, les discussions sur la possibilité et les modalités d’une défense européenne vont bon train. Désormais, plus personne ne nie la pertinence de ce débat, dans un contexte où l’on craint une attaque russe contre les États de la frontière orientale de l’Union et, le cas échéant, un refus des Américains de leur prêter assistance.
Sortir de l’illusion d’un monde pacifié par le commerce
S’il n’existe pas encore de consensus pour entreprendre des actions d’ampleur dans le domaine de la défense européenne, les 27 reconnaissent que, comme le disait joliment Clément Beaune quand il était Secrétaire d’États aux Affaires européennes, « l’Union ne peut pas rester un herbivore dans un monde carnivore ».

Les illusions des années 1990 se sont dissipées. Il n’y a pas eu de convergence massive vers le modèle « occidental » de la démocratie libérale, et les relations internationales n’ont pas évacué l’impérialisme et les rapports de force. Le commerce et la coopération internationale n’ont pas suffi à imposer au monde les standards « européens » de paix, de démocratie, de respect des droits et de croyance dans les vertus du multilatéralisme.
Ainsi, la Chine, qui a connu en essor économique, technologique et social considérable, grâce notamment au commerce avec les Etats-Unis et l’Europe, n’a pas aligné son modèle politique et sa conception des relations internationales sur ceux de l’Occident. La Russie n’a connu qu’une embellie démocratique de courte durée, et foule désormais aux pieds la souveraineté de son voisin ukrainien et les règles de l’ONU. Les puissances émergentes du "Sud global" s'organisent sous la houlette de la Chine et de la Russie dans le cadre des BRICS+ et prônent la désoccidentalisation du monde.

Avec Trump, ce sont à présent les Etats-Unis qui se lancent dans une aventure dont on peine à comprendre la logique et la finalité, mais qui bat en brèche l’idée que ce pays est un allié inconditionnel de l’Union européenne et un partenaire fiable. Il est donc grand temps d’envisager la manière dont l’Union peut assurer sa propre sécurité, et défendre ses valeurs et ses intérêts à l’échelle globale.
Le budget, clé du débat
Les dirigeants des 27 se sont réunis en « conclave » à Bruxelles le 31 janvier, à l'invitation d’Antonio Costa, le Président du Conseil européen, et en présence de Mark Rutte, le nouveau Secrétaire général de l’OTAN, et de Keir Starmer, le Premier ministre britannique. Il s’agissait d’un simple échange de vues sur les perspectives ouvertes par le retour de Donald Trump au pouvoir et les enjeux de la défense européenne.

L’argent a vite été au cœur des échanges. Au nom de l’OTAN, Mark Rutte a exigé des leaders Européens qu’ils consacrent davantage de moyens à leur défense. Dans une perspective très trumpienne, il a rappelé qu'ils consacrent un quart de leur revenu national au bien-être des citoyens (retraites, santé, sécurité sociale) et qu’une plus large partie de ces ressources doit désormais être dévolue à la défense. Rutte visait notamment les pays du sud de l’Union, qui consacrent tous moins de 2% de leur PIB à cet enjeu, en exigeant que ce montant passe à 5%. Les leaders européens évoquent plutôt sur 3%, ce qui serait déjà un net progrès, sachant que la part actuelle est de 1,7% à l’échelle des 27, après avoir atteint un plus haut à 4% au début des années 1960. Par voie de comparaison, elle est de 3,5% aux Etats-Unis et de 9% en Russie – devenue une économie de guerre depuis l’enlisement du conflit en Ukraine.

Le tabou de la mutualisation
Les 27 semblent d’accord pour fournir des efforts budgétaires, dans un contexte pourtant tendu, mais il est exclu de mutualiser ces sommes à l’échelle européenne : les budgets de défense resteront nationaux, tout comme les politiques. Les diplomates des États membres rappellent, à chaque fois qu’ils en ont l’occasion, qu’il n’appartient pas à l’Union de s’occuper directement de défense. Il existe certes un nouveau « Commissaire européen à la Défense et à l'Espace », le Lituanien Andrius Kubilius, mais les chancelleries estiment qu’il doit s’occuper de l’industrie de défense européenne, et non de la défense en tant que telle. Ils rappellent aussi que les décisions-clés en la matière restent du ressort du Conseil européen, qui se prononce à l’unanimité, dans le respect de la souveraineté de chaque État.
Pour l’heure, rien n’a été décidé quant aux moyens qui permettraient à l’Union, en tant que bloc, de développer des dispositifs de défense communs. Il est certes question d’un bouclier anti-missile, d’un système de cybersécurité et de la fabrication de drones, mais pour cela il faut des fonds. Or il est impossible de les trouver dans le budget actuel, qui plafonne à 1% du PIB des 27 – contre 24% pour l’État fédéral américain. Pour financer des initiatives, il faudrait renoncer à la politique agricole commune ou aux actions menées par l’Union en matière de compétitivité et de développement régional – ce à quoi les États membres bénéficiaires ne consentiront pas.
Emmanuel Macron plaide pour un financement de la défense européenne par la dette, mais l’Allemagne y est catégoriquement hostile. Il faut trouver d'autres solutions. Le Conseil européen a demandé, en mars 2024, à la Commission de plancher sur le sujet, mais ses préconisations ne sont attendues que pour le mois de mars 2025. Pour l’heure, les perspectives financières pluriannuelles 2021-2028 ne prévoient qu’un total de 8 milliards d’Euros pour la défense – l’équivalent d’un mois de guerre en Ukraine pour la Russie.
L’obstacle des divisions européennes face à Trump
Au-delà des enjeux budgétaires, qui créent toujours des tensions entre les États membres, il existe des divergences marquées quant à la manière d’appréhender le retour de Donald Trump à la Maison blanche. Les Européens ont toujours été divisés sur les relations internationales mais, souvent, les crises ont permis de resserrer les rangs. Après le vote du Brexit, les 26 ont fait front pour négocier le contrat de divorce, à la grande surprise des responsables britanniques qui entendaient tirer parti du désordre. De même, Vladimir Poutine ne s’attendait pas à ce que les 27 adoptent rapidement une série de sanctions et un plan de soutien inédit à l’Ukraine, malgré la contrainte de l’unanimité et le sabotage de Viktor Orban.

Mais, avec Donald Trump, les choses sont plus complexes, car il a miné la cohésion de l’Union européenne en se ménageant des alliés parmi les 27. Aujourd’hui, les Etats membres sont ainsi divisés en trois camps : ceux qui entendent tenir tête à Trump, ceux qui considèrent qu'une négociation apaisée reste possible avec lui, et ceux qui se réjouissent de son arrivée au pouvoir.
La France, l’Espagne et la Pologne ont pris la tête d’un petit groupe de pays qui entendent répondre énergiquement aux provocations de Donald Trump, veiller à l’intégrité territoriale du Groenland et condamner les ingérences d’Elon Musk dans la vie politique européenne. Donald Tusk, dont le pays exerce la Présidence du Conseil durant le premier semestre 2025, partage certes l’atlantisme historique des leaders polonais, mais a appelé à l’unité des Européens face aux outrances du nouveau président américain.
Un deuxième groupe de leaders se veut plus conciliant, dans le sillage d’Ursula von der Leyen, la très atlantiste Présidente de la Commission, et de la Haute Représentante de l’Union, la prudente Kaja Kallas. Ils persistent à croire en la possibilité d’un dialogue avec M. Trump et récusent l’escalade. Ce point de vue est partagé par Friedrich Merz, le leader de la CDU, probable futur Chancelier allemand à l’issue des élections du 23 février, qui n’a pas eu un mot pour commenter le soutien d’Elon Musk à l’AfD, parti d’extrême-droite violemment anti-européen.
Il y a enfin les leaders ouvertement trumpistes, motivés par des considérations idéologiques et la perspective de bénéficier du soutien du Président américain. C’est le cas du hongrois Viktor Orbán, qui avait déjà adopté cette ligne lors du premier mandat de M. Trump. C’est aussi celui de son homologue slovaque Robert Fico et, dans une moindre mesure, du Tchèque Andrej Babiš et de l’Autrichien Herbert Kickl. La plus belle prise de M. Trump est évidemment Georgia Meloni, qui voit dans sa relation privilégiée avec le président américain un atout pour affirmer son leadership à l'échelle de l'Union. Enfin, il y a les nombreux responsables d’extrême-droite qui ne sont pas (encore) au pouvoir, notamment en France, en Allemagne et en Espagne, et voient dans Donald Trump un allié de poids et un modèle à suivre – qu’il s’agisse de son style ou de ses idées.

Les outrances de Trump, ferment de l’unité européenne ?
Dans ces conditions, réaliser l’unité des Européens n’est pas aisée. Il reste que la surenchère permanente de Donald Trump pourrait y pourvoir. D’abord, le chaos d’annonces radicales du Président américain est de nature à mobiliser les leaders les plus réticents à donner à l’Union des compétences dans le domaine de la sécurité et de la défense. Les réactions vigoureuses des autorités mexicaines et canadiennes aux menaces de M. Trump pourraient leur inspirer un peu de courage.
Ensuite, les foucades du locataire de la Maison blanche sont propres à effrayer les leaders qui lui sont, a priori, les plus favorables. A l’extrême-droite de l’échiquier politique européen, on admire l’homme et l’on partage ses vues, que ce soit sur l’immigration, la lutte contre le « wokisme », le protectionnisme, la haine de l’intégration européenne et des organisations internationales, le protectionnisme ou le climato-scepticisme… Mais on aura du mal à s’accommoder de son impérialisme quand il portera atteinte aux intérêts européens. Les leaders d’extrême-droite les plus désireux de gouverner ne peuvent en effet faire abstraction de l’opinion et des intérêts de leurs électeurs. Passée la jubilation de voir un populiste décomplexé accéder aux plus hautes fonctions, ils devront admettre qu’il ne se soucie pas du sort de ses alliés politiques en Europe, qu'il n'est pas un allié fiable et qu'il n’entend servir que les intérêts de son pays au détriment de ceux des autres.
Cette tension s’est illustrée, dès l’investiture du 20 janvier, par la différence de comportement entre les responsables du RN et ceux de Reconquête! M. Zemmour et Mme Knafo ont tiré une grande fierté de leur invitation à la cérémonie, et n’ont pas tari d’éloges au sujet de M. Trump. Pour les représentants d’un parti aussi marginal que Reconquête!, toute publicité et tout soutien sont bons à prendre. Au contraire, Mme Le Pen et M. Bardella, qui se veulent dignes d’accéder aux plus hautes fonctions, se sont montrés plus circonspects et ne se sont pas rendus à Washington. Quand l’on prétend gouverner la France, on ne peut être tenu pour complice de la guerre commerciale que M. Trump a promis à l’Europe.
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Face à un monde aussi chaotique, il faut garder un peu d’espoir. Celui que les dérives autoritaires des leaders des autres blocs convainquent les citoyens et les responsables européens que notre mode de vie, nos valeurs et notre conception de la politique et des relations internationales méritent d’être défendus. Et que, en conséquence, un sursaut est nécessaire pour éviter un démantèlement de l’Union européenne et sa mise sous tutelle par ses voisins remuants.
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