L’Union européenne et la France sont des systèmes politiques issus d’une accumulation de textes adoptés au fil du temps. Côté Union, les traités de Paris (1951) et Rome (1957) posent les bases, mais ils ont été amendés puis remplacés par six autres traités importants. Côté France, la Constitution de 1958 définit les choses, mais elle a été révisée pas moins de 25 fois. Dans les deux cas, des responsables politiques ont voulu, à diverses époques, faire évoluer le cadre institutionnel et son fonctionnement, pour en améliorer l’efficacité ou la légitimité, ou servir leurs propres intérêts. Mais ces changements n’ont pas toujours été heureux et peuvent aboutir à créer des situations inextricables. Que ce soit à Bruxelles ou à Paris, on en a aujourd’hui la cruelle démonstration.
Le poids croissant des élections européennes
En conséquence des multiples réformes des traités intervenues depuis le début des années 1990, les élections européennes sont désormais la première étape d’un processus long et complexe qui consiste à choisir les responsables des principales institutions de l’Union européenne et à définir le programme qu’ils mettront en œuvre. Ce processus est d’autant plus embrouillé que les différentes institutions en ont des approches divergentes, tout particulièrement pour ce qui concerne l’élection du Président de la Commission. Le Parlement européen (PE) estime en effet qu’il lui revient de choisir cette personne, alors que le Conseil européen considère que c’est son privilège. L’article 17.7 du traité sur l’Union européenne n’est en effet pas clair : « En tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. (…) »
Le traité de Lisbonne
Deux interprétations divergentes du traité
Du côté du PE, on pense que la nécessité de tenir compte des élections et de procéder aux « consultations appropriées » pour choisir le candidat, couplée à son élection par les députés, implique qu’il revient à l’assemblée de proposer un nom. Du côté du Conseil européen on affirme au contraire que cette décision appartient aux représentants des Etats, qu’elle doit s’inscrire dans une négociation globale sur les « top jobs », et qu’ils n’ont pas à considérer les positions et propositions du PE ; le rôle de celui-ci doit se borner à valider un choix.
Cette année, la négociation a laissé peu de place au PE. Les 27 se sont mis d’accord sur une reconduction d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission. La présidence du Conseil européen doit revenir à Antonio Costa, l’ex-premier ministre socialiste du Portugal, et le poste de Haute représentante pour la politique étrangère à Kaja Kallas, la première ministre libérale de l'Estonie. La logique de l’article 17.7 a été respectée, puisqu’Ursula von der Leyen était la candidate officielle du PPE à la présidence de la Commission, et que ce parti a emporté le plus de sièges le 9 juin dernier.
Le Conseil européen (2024)
La négociation a été heurtée, et Giorgia Meloni et Viktor Orban se sont opposés aux choix de leurs homologues. Les traités prévoient toutefois que ces nominations se font à la majorité qualifiée (55% des Etats, représentants 65% de la population), ce qui ne donne pas un droit de veto aux représentants italien et hongrois. Concrètement, l’accord a été préparé et soutenu par les trois groupes politiques qui « cogèrent » habituellement le PE – ceux du Parti populaire européen (PPE), du Parti socialiste européen (S&D) et des libéraux (Renew). Ils disposent d’une majorité au PE et d’une majorité qualifiée au sein du Conseil européen, ce qui leur donne les coudées franches pour négocier un accord sans se soucier outre mesure de l’avis des représentants des autres formations politiques.
Une élection très incertaine
Il reste l’inconnue de l’élection de Mme von der Leyen par le PE, prévue le 18 juillet prochain. Elle devra en effet réunir la majorité des membres de l’assemblée, soit 361 voix sur 720. Or, l’alliance des trois groupes (PPE, S&D et Renew) n’y suffira sans doute pas. Ils totalisent certes 399 sièges, mais il y a toujours quelques absents et quelques défections. Car, si le vote est électronique et non à main levée, de sorte à avoir des résultats précis, il est secret. Les groupes politiques ne peuvent donc pas contrôler le respect des consignes de vote par leurs membres. Rappelons qu’en 2019 Ursula von der Leyen n’avait obtenu que 9 voix de majorité, alors que les trois groupes qui la soutenaient avaient un plus grand nombre d’élus qu'aujourd'hui.
La solution à ce problème d’arithmétique se trouve de part et d’autre de la coalition : au sein du groupe des conservateurs eurosceptiques (ECR), qui siège à droite du PPE, et du groupe des Verts. Ainsi, Ursula von der Leyen ménage depuis quelques mois Mme Meloni, qui est de fait la cheffe de l'ECR. On note d’ailleurs que si la présidente du gouvernement italien a voté contre le choix d’Antonio Costa et de Kaja Kallas, elle s’est abstenue sur celui de la présidente sortante de la Commission, laissant la porte ouverte à des discussions. Mme Meloni a fait savoir qu’elle exigeait, en échange du soutien des députés européens de son parti, un portefeuille important ou une vice-présidence exécutive pour le commissaire italien.
Ursula von der Leyen et Giorgia Meloni
La quadrature du cercle
Pour Mme von der Leyen, c’est la quadrature du cercle. Toute voix gagnée plus à droite que le PPE est susceptible de lui faire perdre des soutiens chez les socialistes et les libéraux, qui ont fait clairement savoir qu’ils excluaient de s’associer aux députés conservateurs ou d’extrême-droite, ou au sein même du PPE, où tout le monde n'apprécie pas le rapprochement avec la droite radicale. Une autre solution serait de solliciter le soutien de députés membres du groupe des Verts, mais si Mme von der Leyen leur fait des promesses, elle pourrait perdre des voix dans son propre groupe, parmi ceux qui ont peu goûté le « Pacte vert ».
L’affaire est plus complexe encore, car il ne s’agit pas seulement de rallier des députés, mais également des leaders nationaux, susceptibles de convaincre leurs troupes de voter pour la candidate. Cela implique des négociations autour de la distribution des rôles au sein de la Commission qui ne se limitent pas à Mme Meloni. Les leaders des autres « grands » pays (France, Espagne, Pologne), qui comptent les plus grandes délégations au PE, sont dans le même état d’esprit. En outre, ils entendent bien mettre Mme von der Leyen au pas, considérant qu’elle a trop fait abstraction du principe de collégialité de la Commission lors de son premier mandat, et qu’elle a une approche trop personnelle de sa fonction.
En 2019, Ursula von der Leyen souffrait d’être une inconnue, et d’apparaître comme la candidate d’Emmanuel Macron – même si elle n’appartenait pas à sa famille politique. En 2024, elle porte le poids des reproches faits par les uns et les autres pendant son premier mandat, et elle doit tenir compte des relations de plus en plus tendues entre les principaux groupes politiques au sein du PE. Manfred Weber, le président du groupe PPE, a notamment adopté une ligne très hostile vis-à-vis des socialistes, et n’a pas manqué de reprocher à U. von der Leyen d’être trop complaisante avec eux. A gauche et chez les Verts, on déplore les reculades de la Commission sur les questions environnementales et les menées du PPE pour détricoter les normes environnementales. Enfin, Mme von der Leyen apparaît désormais comme une incarnation de ce que certains, à gauche comme à droite, détestent à Bruxelles, ce qui rend difficile notamment le ralliement des députés du groupe ECR.
Vers un report de l’élection ?
Le traité ne prévoit pas de solution à ce casse-tête. L’article 17.7 dispose, dans sa dernière partie, que « si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d'un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure ». Donc, si Mme von der Leyen n’obtient pas la majorité des membres du PE, le Conseil européen devra proposer rapidement un autre nom, et il reviendra à cette personne de trouver à son tour la majorité nécessaire à son élection.
A Bruxelles, chacun fait ses comptes. S’ils ne sont pas bons, il est probable que le vote du PE sera repoussé à la session de septembre – comme cela avait déjà été le cas pour José Manuel Barroso en 2009 – de sorte à laisser plus de temps à Mme von der Leyen pour trouver des soutiens, et aux groupes politiques impliqués dans les négociations pour discipliner leurs troupes.
Les risques de la méthode Coué
La situation actuelle de l’Union est une bonne illustration des risques que l’on prend à triturer les institutions sans discernement, et en ne pensant qu’aux scénarios les plus favorables. La Convention sur l’avenir de l’Union (2002-2003) avait en effet proposé une nouvelle procédure « d’élection » du président de la Commission, et prévu qu’elle exige la majorité des membres du PE, et non des votants, de manière à accroître l’autorité et la légitimité de ce responsable-clé. Cette exigence est rare dans les systèmes politiques nationaux, où la règle de base est la majorité des suffrages exprimés – ce qui implique que les absents et les abstentionnistes ne s’opposent pas à l’élection, comme c’est le cas en l’occurrence.
Ces dispositions, introduites dans le traité de Lisbonne, s’appliquent depuis 2014. Elles étaient fondées sur l’idée, très imprudente, qu’il serait toujours possible de trouver une large majorité au PE et qu’il ne serait pas nécessaire, comme c’est prévu pour l’élection d’autres responsables politiques, de revoir à la baisse l’exigence de majorité ou de réduire le nombre de candidats au bout d’un certain nombre de tours de scrutin infructueux. C’est, par exemple, le cas pour l’élection du président du PE. L’article 16 du règlement intérieur prévoit que « si, après trois tours de scrutin, aucun candidat ne recueille la majorité absolue des suffrages exprimés, les deux députés qui ont obtenu le plus grand nombre de voix au troisième tour sont seuls candidats au quatrième tour (…) ». En somme, les règles institutionnelles permettent de trouver une majorité quand il n'y en a pas.
La France ingouvernable ?
On peut faire le parallèle avec certaines réformes constitutionnelles opérées en France depuis 2000, avec un manque de prudence qui interloque tout autant. En 2000, on a ainsi décidé de substituer le quinquennat au septennat, puis inversé le calendrier électoral l’année suivante, de sorte que les élections législatives soient une confirmation des élections présidentielles. L’objectif était que le président ait toujours les moyens de gouverner. Ensuite, pour revaloriser le rôle du parlement, on a limité en 2008 les possibilités de recours par le gouvernement à l’article 49-3 (question de confiance). Les concepteurs de ces différentes réformes sont partis de l’idée, parfaitement gratuite, que les résultats de l’élection présidentielle seraient toujours confirmés lors des élections législatives. Cet enchaînement de réformes était supposé rendre impossible une cohabitation et de favoriser l’existence d’une majorité claire à l’Assemblée nationale. Il était aussi censé rendre improbable une dissolution en cours de mandat présidentiel ; il n’y avait donc plus lieu de permettre au gouvernement d’user librement de la question de confiance.
Réforme de la Constitution en 2008
Mais, à y réfléchir deux minutes, rien n’indiquait qu’un président obtiendrait nécessairement une majorité à l’Assemblée nationale, compte tenu des différences entre les deux modes de scrutin. En effet, l’élection présidentielle force les électeurs à trouver une majorité, en limitant l’accès au second tour aux deux candidats les mieux placés. Mais rien ne garantit l’émergence d’une majorité à l’Assemblée nationale – comme c’est le cas aux élections municipales et régionales, où une « prime majoritaire » assure la domination numérique de la liste arrivée en tête. Il n’était pas non plus exclu que le président décide de dissoudre l’Assemblée en cours de mandat, pour telle ou telle raison, et se retrouve alors sans majorité et sans possibilité de convoquer de nouvelles élections avant un an. On a vu, depuis, que ces réformes sont dysfonctionnelles. Emmanuel Macron n’a pas obtenu de majorité claire en 2022, et a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale en cours de mandat, même si l’hypothèse semblait exclue aux tenants de l’harmonisation des mandats du Président et de l’Assemblée nationale.
L'Assemblée nationale
L’échec des apprentis sorciers
Dans un cas comme dans l’autre, les processus en cours pourraient donner tort aux apprentis sorciers de la réforme institutionnelle. En effet, l’Union risque d’être en peine de désigner le président de la Commission le 18 juillet, alors que ce serait une simple formalité si la majorité des suffrages exprimés avait été retenue. De même, la France pourrait se retrouver le 7 juillet soit en situation de cohabitation – ce qui était théoriquement exclu –, soit avec un gouvernement minoritaire réduit à la gestion des affaires courantes – faute de pouvoir utiliser l’article 49.3 autant que de besoin. Dans les deux cas, la difficulté est imputable au manque de clairvoyance des personnes qui ont réformé les institutions sans considérer tous les scénarios. Dans les deux cas, il n’y a pas de solution simple aux difficultés qui pourraient advenir, car on ne peut changer les règles en période de crise.
L'apprenti sorcier (Disney, 1940)
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